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Ce fut vers ce temps, et dans ce monde, que Voltaire, fuyant la Bastille et la France, arrive à Londres, au mois d’août 1726.

Accueilli par les amis de Bolingbroke, il se retira d’abord à Wandsworth, à deux lieues de Londres, dans la maison d’un riche négociant, M. Falkener, à qui dans la suite il dédia Zaïre. Ce fut là qu’il vécut deux années, dans l’étude des lettres anglaises et le commerce des hommes les plus célèbres du temps. Malheureusement il y eut alors lacune dans cette correspondance infatigable, le plus curieux et le plus piquant de ses ouvrages. On ne peut assez regretter que, pendant ce long séjour, il ait à peine écrit trois ou quatre fois à ses amis de France. Que de choses il leur eût dites qui ne sont pas même dans ses Lettres philosophiques sur les Anglais, et qu’il faut chercher, jusqu’à la fin de sa vie, dans les réminiscences quelquefois un peu effacées qui remplissent ses derniers écrits ! car ce voyage, ce noviciat anglais a puissamment agi sur tout Voltaire. Son imagination en resta colorée d’une teinte plus libre et plus vive, et sa raison en devint plus hardie. Les études qu’il fit alors se retrouvent partout dans l’histoire de son génie. S’il en rapporta d’abord des formes de tragédie et de poésie morale, bien des années après, il y puisait la maligne philosophie de ses contes, et l’érudition de ses pamphlets sceptiques.

Aujourd’hui, tout lettré français qui passerait deux années en Angleterre, la visiterait en tous sens, s’arrêterait près des lacs et sur les monts d’Écosse, et ferait une description complète du pays, sous tous les rapports pittoresques et politiques, commerciaux et littéraires. Voltaire ne paraît guère avoir bougé de la fumée de Londres, et de sa banlieue ; il n’y a trace dans ses souvenirs des beaux sites d’Angleterre et d’Écosse. Quant à la constitution politique du pays, il n’en rendit qu’un compte fort sommaire, pour s’en moquer, autant que pour la louer. Que fit-il donc à Londres pendant deux ans ? que rapporta-t-il avec lui ? Ce qui fut son caractère, son privilége, ce qui manquait à l’Europe du continent, la liberté de penser, loin de cette fausseté convenue que le préjugé, l’habitude, l’étiquette de cour, l’esprit de corps, maintenaient en France. C’est par là que l’Angleterre le frappa dans ses théâtres, ses livres, ses sermons, ses journaux ; c’est par là que cet esprit élégant se complut à la foule d’originaux dont