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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

sex, près de Londres et de Twickenham, une terre qu’il appelait sa ferme, et s’y retira, méditant sur les systèmes philosophiques, conversant avec Pope, et faisant ses foins. Du fond de cette retraite, il appelait Swift à grands cris, soit pour philosopher, soit pour attaquer le ministère ; mais le doyen de Saint-Patrice avait pris quelque humeur du scepticisme irréligieux de son ami. Bolingbroke crut avoir besoin d’apologie près de lui.

Je dois, lui écrivait-il, rectifier en vous une opinion que je serais désolé de vous voir plus long-temps à mon égard. Le terme d’esprit fort (en anglais libre penseur), me paraît appliqué d’ordinaire à des hommes que je regarde comme les pestes de la société, parce que leurs efforts tendent à en relâcher les liens et à ôter un frein de la bouche de cette bête féroce que l’on appelle homme, tandis qu’il vaudrait mieux lui en mettre encore une demi-douzaine d’autres… Mais si par esprit fort vous entendez seulement un homme qui fait un libre usage de sa raison, qui cherche la vérité sans passion et sans préjugé, et la suit inviolablement, à mes yeux, c’est là un sage et honnête homme, tel que je m’efforce de le devenir. Vous ne pouvez, même dans votre caractère apostolique, improuver de tels libres penseurs. Leur christianisme est fondé sur la meilleure base, celle que saint Paul lui-même a établie : Omnia probate, quod bonum est tenete.

Puis, après quelques traits satiriques contre les abus de la religion, il termine par ces paroles sérieuses :

Je ne puis douter que vous ne soyez maintenant convaincu de mon orthodoxie, et que vous ne renonciez à me nommer avec Spinosa, dont je méprise et abhorre le système sur l’infinie substance, ce que j’ai le droit de faire, parce que je puis montrer pourquoi je le méprise et l’abhorre.

Bolingbroke, je le crois, se défendait moins du scepticisme avec les beaux esprits de France, qu’il avait enchantés de son érudition, et il ne leur eût pas cité saint Paul. Toutefois, il faut avouer que, dans cette lettre, se retrouvent les mêmes principes qu’a défendus Voltaire, et la même distinction insurmontable entre les libres penseurs et les athées. Je ne sais si elle suffisait à Swift. Mais Pope était mécontent de l’irréligion de Bolingbroke, tout en admirant son génie et sa métaphysique. La libre philosophie de Bolingbroke ne trouvait donc pas d’appuis, même dans ses deux