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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

poète, quand tout à coup il fut averti cruellement de l’odieuse inégalité que les rangs et l’arbitraire laissaient encore dans la société française. Un homme de grande naissance, dont il avait relevé l’impertinence par une épigramme, à table chez le duc de Sully, s’en vengea peu de jours après par un lâche guet-apens : Voltaire, attiré, sur un prétexte, à la porte de l’hôtel Sully, où il dînait encore, est saisi et bâtonné par quelques laquais déguisés du chevalier de Rohan. Il ne trouve auprès de son ami le duc de Sully que froideur pour cette injure, et sympathie de grand seigneur pour celui qui l’a faite.

Voltaire disparaît, s’enferme, apprend jour et nuit l’escrime et l’anglais, pour se préparer une vengeance et un asile ; puis, sortant de la retraite, il envoie un cartel au chevalier de Rohan. Celui-ci ne répondit point par le mot que l’ingénieux auteur d’Édouard a placé dans une situation semblable : « Je ne puis, monsieur ; j’en ai bien du regret : vous n’êtes pas gentilhomme. » Il accepta pour le lendemain ; mais, dans la nuit, sur un ordre de M. le duc, premier ministre, Voltaire fut mis à la Bastille pour six mois, puis exilé. Libre, il revint furtivement à Paris, pour chercher encore son ennemi, qu’il ne trouva pas ; puis il quitta la France. Sa retraite naturelle était l’Angleterre ; il en connaissait déjà l’esprit libre penseur. En France même, il s’était lié, depuis plusieurs années, avec un illustre Anglais, lord Bolingbroke, banni aussi de son pays, mais par bon acte du parlement, après un glorieux ministère, et pour avoir essayé sans succès un changement de dynastie. Voltaire avait admiré dans Bolingbroke, avec cet air du grand monde et ces goûts épicuriens qu’il aimait, une érudition philosophique, une immensité de lecture, une science d’incrédulité, toute nouvelle à ses yeux. Il avait joui avec délices de ses entretiens dans la belle retraite que Bolingbroke s’était choisie en Touraine et qu’il venait d’abandonner, en 1726, pour rentrer amnistié dans son pays. Voltaire, sorti de la Bastille, vint l’y rejoindre, et resta trois ans près de lui.

Ce fut l’époque où le jeune président de Montesquieu fit le même voyage sous les auspices de lord Chesterfield. L’Angleterre, de 1727 à 1730, fut donc ainsi l’école des deux premiers génies de notre xviiie siècle. Plus tard, Buffon commença ses grandes recherches de la nature par l’étude et la traduction des découvertes