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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

ciété, en traduisant parfois devant elle, avec une extrême fidélité, le livre grec à la main, une pièce de Sophocle ou d’Euripide.

On se souvenait aussi d’une anecdote d’Auteuil. Là, Racine, devant Boileau, Nicole et quelques amis, la conversation étant tombée sur l’Œdipe de Sophocle, l’avait pris, et traduit de verve sur-le-champ. « Il s’émut tellement, écrivait un témoin bien des années après la mort de Racine, que tout ce que nous étions d’auditeurs, nous éprouvâmes tous les sentimens de terreur et de compassion sur quoi roule cette tragédie. J’ai vu nos meilleurs acteurs sur le théâtre, j’ai entendu nos meilleures pièces ; mais jamais rien n’approcha du trouble où me jeta ce récit ; et au moment même où je vous écris, je m’imagine voir encore Racine avec son livre à la main, et nous tous consternés autour de lui. »

Voilà un témoignage vivement senti ; et Voltaire ne parle pas avec moins d’enthousiasme des traductions improvisées de M. de Malézieux ; mais il ne serait venu à l’esprit de personne de produire simplement sur la scène ce qui ravissait à la lecture. Voltaire se mit donc à l’œuvre pour accommoder Sophocle au goût du temps : il substitua le personnage épisodique de Philoctète à Créon, l’adversaire naturel d’Œdipe ; il remplaça Tirésias par un grand-prêtre ; il ne donna pas d’enfans à Œdipe ; il suspendit avec un art plus apparent la révélation de sa destinée ; il adoucit son désespoir ; il ne le montra pas aux spectateurs les yeux crevés et sanglans ; il répandit sur le tout un vernis d’élégance et de philosophie.

Mais où était ce grand spectacle qui ouvre la tragédie grecque, ces enfans, ces vieillards, ces prêtres avec des bandelettes et des rameaux priant aux autels des dieux, près du palais d’Œdipe, et espérant dans ce roi qui les accueille et les console ? Quelle exposition que cette hymne de reconnaissance qu’ils lui adressent, dans l’excès même de leurs maux ! quel contraste entre cette invocation de son secours et la fatalité dont il sera bientôt frappé ! quel intérêt croissant dans l’arrivée soudaine de Créon, revenant de Delphe, la couronne de laurier sur la tête ! quelle gravité religieuse, quelle émotion populaire dans les chants du chœur qui suivent le récit de Créon !

Il faut l’avouer, l’entrevue du voyageur Philoctète avec un Thébain son ami, le récit fait à Philoctète de tout ce qui s’est passé