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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
rappelle de loin la belle carpe, que Racine, en réponse à une invitation de M. le Duc, montrait à l’écuyer du prince, et qu’il tenait absolument à manger en famille avec ses pauvres enfans, le grand Racine qu’il était.
Il reste plaisant toujours que le personnage qu’était là-bas M. le Duc, se trouve ici devenu le citoyen Cambacérès.
Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très répandu, très vif au plaisir, très amoureux des vers, vivait ainsi. Il n’était pas encore malade et au lait d’ânesse, et certaines historiettes que des personnes, qui d’ailleurs l’ont connu, se sont plu à broder sur son compte, ne sont, je le répète, que des jeux d’imagination, et comme une sorte de légende romanesque qu’on a essayé de rattacher au nom de l’auteur de la Chute des Feuilles et du Poète mourant. Il ne devint malade de la poitrine qu’un an avant sa mort ; jusque-là il était seulement délicat et volontiers mélancolique, bien qu’enclin aussi à se dissiper. On doit croire qu’en avançant dans la jeunesse, et plus près du moment où sa santé allait s’altérer, sa mélancolie augmenta, et par conséquent son penchant à l’élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre porte l’empreinte de cette disposition croissante et de ces présages. C’est alors que les beautés attrayantes, volages, passaient et repassaient plus souvent devant ses yeux :

Elles me disaient : « Compose
De plus gracieux écrits,
Dont le baiser, dont la rose,
Soient le sujet et le prix. »

À cette voix adorée
Je ne pus me refuser,
Et de ma lyre effleurée
Le chant n’eut que la durée
De la rose ou du baiser.

Dans le Poète mourant, admirable soupir, qui est toute son histoire, les pressentimens vont à la certitude, et l’on dirait qu’il a écrit cette pièce d’adieux, à la veille suprême, comme Gilbert et André Chénier :

Compagnons dispersés de mon triste voyage,
Ô mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !