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ou qu’il devienne pire, il n’en sera pas moins vrai que je l’aime. Mon cher abbé, vous savez qu’il doit m’en coûter de faire cet aveu ; et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait pénitente à vos pieds et dans votre sein, m’humilier par vos exclamations et vos exorcismes ! Réfléchissez maintenant ; examinez, discutez, décidez ! Voilà le mal, je l’aime ! Voilà les symptômes ; je ne pense qu’à lui, je ne vois que lui ; et je n’ai pas pu dîner aujourd’hui, parce qu’il n’était pas rentré. Je le trouve plus beau qu’aucun homme qui existe. Quand il me dit qu’il m’aime, je vois, je sens que c’est vrai ; cela me choque et me charme en même temps. M. de La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard. Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi, et aussi faible que moi ; car il pleure comme un enfant quand je l’irrite, et voilà que je pleure aussi en songeant à lui. — Cher abbé ! m’écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse jusqu’à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela. — L’abbé brode, dit Edmée avec malice. — Eh quoi ! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m’avez fait souffrir sept ans, et aujourd’hui vous avez regret à trois paroles qui me consolent… — N’aie pas regret au passé, me dit-elle ; va, nous eussions été perdus, si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n’avais pas eu de la raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd’hui, grand Dieu ! tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon orgueil, car tu m’aurais offensée dès le premier jour de notre union, et je t’aurais puni en t’abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te tuant toi-même ; car on tue dans notre famille, c’est une habitude d’enfance. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu aurais fait un détestable mari ; tu m’aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m’opprimer, et nous nous serions brisés l’un contre l’autre : cela eût fait le désespoir de mon père ; et, tu le sais, mon père passait avant tout ! J’aurais peut-être risqué mon propre sort très légèrement, si j’avais été seule au monde, car j’ai de la témérité dans le caractère ; mais mon père devait être heureux, calme et respecté : il m’avait élevée dans le bonheur, dans l’indépendance. Je n’aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même si j’avais privé sa vieillesse des biens qu’il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois pas que je sois vertueuse et grande, comme l’abbé le prétend ; j’aime, voilà tout ; mais j’aime