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DU THÉÂTRE MODERNE EN FRANCE.

fables créés par le poète anglais, le dialogue de ses pièces ne pourrait sans absurdité se proposer l’unité grecque. Il ne faut donc pas songer à estimer le langage de Richard III ou de Romeo, d’Hamlet ou du roi Lear, d’après le langage d’Œdipe ou d’Antigone, d’Ajax ou de Philoctète. Cette comparaison pourrait tout au plus fournir la matière d’une amplification d’école ; mais, quel que soit notre respect pour la mélodie de la parole prise en elle-même et pour elle-même, nous ne consentirons jamais à prendre des mots éclatans et bien ordonnés pour des élémens de conviction. Ce qu’il faut chercher dans le dialogue de Shakespeare, ce n’est pas l’unité explicite, mais bien l’unité implicite. À des caractères complexes, quel langage peut convenir si ce n’est un langage complexe ? La seule condition légitime que nous puissions imposer à la parole de ces personnages, c’est de ramener tous les rayons divergens de la pensée vers un centre commun. Or, je crois sincèrement que Shakespeare n’a jamais manqué à l’accomplissement de cette condition. Je ne prétends pas donner comme des modèles de goût, comme des perles inestimables tous les concetti qui enchantaient les seigneurs de la cour d’Élisabeth, toutes les plaisanteries grossières qui égayaient les matelots ; mais ces concetti laborieux, ces grossières plaisanteries peuvent se détacher du dialogue sans en altérer la trame. À proprement parler, ces fils de soie dorée et de l’ame vulgaire ne tiennent que faiblement aux fils de l’étoffe ; ce n’est pas dans ces hors-d’œuvre qu’il faut étudier le dialogue de Shakespeare. Le poète, malgré l’impartialité de son génie, malgré son admirable bon sens, a payé tribut à son temps. Il a imposé silence aux esprits ignorans et aux esprits blasés, en leur jetant comme une pâture digne d’eux des concetti énigmatiques et de triviales plaisanteries. Mais il y a sous cette écorce périssable un arbre immortel ; sous cette gangue obscure, il y a un diamant d’une limpidité lumineuse ; sous le poète du xvie siècle, il y a un poète de tous les temps, et c’est du dernier seulement que nous devons parler. Le langage de ce poète, qui appartient à toutes les générations, sans rappeler en rien le langage du tragique grec, n’est cependant ni moins puissant, ni moins logique. Il n’est pas coulé dans le même moule, mais il est d’un métal aussi pur, et il traduit avec un égal bonheur l’énergie militaire et la majesté royale.