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les pères n’ont jamais écrit de traités dogmatiques, qu’ils se contentaient de fournir des solutions aux difficultés qu’on leur opposait ; mais que cette polémique naïve étant insuffisante pour un siècle qui faisait orgueilleusement valoir l’indépendance de sa raison, il devenait urgent d’appuyer l’orthodoxie sur les bases d’une démonstration rigoureuse. De ce programme sortit, avec le temps, la théologie proprement dite. Mais avant de se mettre à la tâche, il fallait créer un instrument indispensable, l’art du raisonnement. On prit les leçons du seul maître qu’on connût alors, Aristote ; et c’est pour avoir été un des plus subtiles disciples du philosophe grec qu’Abélard obtint une éclatante considération, même de la part de ses adversaires religieux. Trouvera-t-on aujourd’hui dix lecteurs pour ces traités de dialectique, qui émurent l’Europe entière au xiie siècle ? Il est permis d’en douter. Les problèmes qu’ils débattent, renouvelés depuis sous vingt formes différentes, sont d’une latinité assez lourde pour étouffer l’intérêt de curiosité historique qu’ils peuvent offrir. On s’en tiendra sans doute à l’introduction de l’éditeur, où se trouve une exposition très lucide de la grande querelle qui partagea le moyen-âge en réalistes et en nominaux.

Les genres et les espèces ont-ils une existence propre, réelle, ou bien ne sont-ils que des abstractions de l’esprit ? Quand on dit, par exemple, le genre humain, faut-il comprendre par ce terme un être collectif existant, ou bien n’est-ce qu’une expression conventionnelle, un flatus vocis, pour désigner le groupe des êtres semblables en apparence ? Les novateurs professaient, suivant la maxime fondamentale d’Aristote, qu’il n’y a de notions vraies et possibles que celles qui nous viennent par les sens. Or, la sensation ne leur pouvant offrir que des individualités, ils n’attribuaient l’existence réelle qu’aux individus : le mot genre humain n’était pour eux qu’une dénomination grammaticale, qu’un nom collectif, ce qui les fit appeler dans l’école nominalistes. Les philosophes chrétiens, qui faisaient du réalisme un article de foi, soutenaient que le genre existe par lui-même, qu’il est une substance réelle et vivante, dont les individus ne sont que les accidens divers. De même, disaient-ils, que plusieurs personnes divines forment une seule divinité, l’ensemble des êtres humains forme une seule humanité. Le dernier mot de la philosophie a donné gain de cause au réalisme théologique ; Descartes et Kant ont réduit au silence les derniers partisans de la doctrine des sensations, héritiers directs des nominalistes du xiie siècle. Cette remarque, faite par M. Cousin, devient, pour lui, l’occasion d’une profession de foi. Il eût été bon de dire aussi que les défenseurs de l’orthodoxie ne tiraient pas leurs solutions des arguties de l’école, mais qu’elles jaillissaient généreusement de leur sentiment moral. Ne voir dans le monde que des individus sans autre lien qu’une ressemblance apparente, c’était déclarer les hommes inégaux en droit, comme