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qu’un podesta vexe et malmène est un pauvre thème pour la musique comme pour la poésie. Rossini a bien senti cette vérité, et la Musique a fait avec lui ce que la Poésie avait fait avec Schiller. Elle a pris à la Suisse ses torrens, ses glaciers, sa nature agreste et sauvage ; puis, sur cette scène, elle a jeté des hommes robustes et puissans, qu’elle façonnait à sa fantaisie. Certes si Rossini s’est toujours maintenu dans le sublime, si l’on sent planer sur cette partition la monotonie du beau, comme disent d’agréables critiques, la faute n’en est pas à ses poètes, et l’on aurait le plus grand tort de les en accuser, bien qu’ils prétendent relever par l’emphase de la période la misérable platitude de leur conception, et lui donnent à tout moment des vers magnifiques et pompeux, espèce d’escabeaux qu’ils ont traîné sur son passage, et qui, bien loin de l’aider à monter plus haut, l’auraient fait trébucher sans nul doute, s’il eût été moins ferme et moins assuré dans sa démarche.

Soit que Rossini ait cherché à s’inspirer de l’œuvre de Schiller, soit que son inspiration l’ait conduit aux mêmes fins, il y a entre l’opéra français et la tragédie allemande certains rapports qui vous frappent. Outre qu’on y respire le même air sauvage et pur, le même parfum de montagnes, la même vapeur de torrens, l’intention de dominer sans cesse le sujet, qui, dans le drame, se révèle par une tendance délibérée vers la philosophie et les idées politiques, se traduit, dans l’opéra, par la constante solennité du style et la grandeur épique de la phrase et du rhythme ; ce qui est, à tout prendre, la seule philosophie de la musique.

C’est sans doute cette persévérance dans un système d’unité de composition dont on ne trouve guère qu’un exemple dans l’œuvre du grand maître, qui a fait dire autrefois que Rossini, en écrivant Guillaume Tell, avait changé de manière, et même affecté de prendre le style français. Or, rien ne me semble plus ridicule que cette opinion. Rossini est resté dans Guillaume Tell ce qu’il est dans la Semiramide tout entière et dans le troisième acte d’Otello, un Italien de génie, un mélodiste incomparable et doué au plus haut degré de l’inspiration dramatique. Je ne veux d’autre preuve de ce que j’avance que la manière dont cette musique de Guillaume Tell est ordonnée. Prenez tous les morceaux les uns après les autres, observez les parties dont ils se composent, combien en comptez-vous ? trois, toujours trois, ni plus ni moins, un adagio, un tempo di mezzo, comme disent les Italiens ; puis enfin une cabalette, Or, qui procède ainsi d’ordinaire ? Est-ce Gluck, je vous prie ? On devrait s’entendre cependant sur ce qu’on appelle la musique française. Si M. Auber écrit en fredonnant les gentils motifs de la Bayadère ou du Philtre, on se pâme d’aise en s’écriant : « Tudieu ! que cela est français ! » si Rossini compose Guillaume Tell sur un mode sublime, on admire et l’on dit encore : « Voilà qui est furieusement français. » Cependant, entre Guillaume Tell et le Philtre la parenté n’est pas étroite, je soupçonne. Si l’un est français, l’autre est italien, et qui sait si, par miracle, ils allaient être italiens tous les deux. En écrivant Guillaume Tell, Rossini a fait un opéra français, en ce sens qu’il destinait sa partition à l’Académie royale de Musique, tout comme il ferait un opéra