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MAUPRAT.

appelait ma haute intelligence, elle l’avait louée plus que de raison. Mais elle ne s’aveuglait pas sur les défauts de mon caractère, sur les vices de mon ame ; elle me les reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m’aimer jamais, ni plus, ni moins, quoi qu’il arrivât désormais.

Cependant tous lui faisaient la cour et nul n’était agréé. On avait bien dit dans le monde qu’elle était promise à M. de La Marche, mais on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette union. On en vint à dire qu’elle cherchait des prétextes pour se débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance autrement qu’en lui supposant une grande passion pour moi ; mon histoire singulière avait fait du bruit, les femmes m’examinaient avec curiosité, les hommes me témoignaient de l’intérêt et une sorte de considération que j’affectais de mépriser, mais à laquelle j’étais assez sensible ; et comme rien n’a crédit dans le monde sans être embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon aptitude et mon savoir ; mais dès qu’on avait vu, en présence d’Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient réduites à néant, par le sang-froid et l’aisance de nos manières. Edmée était avec nous en public ce qu’elle était en particulier ; M. de La Marche, un mannequin sans ame et parfaitement dressé aux airs convenables ; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à force d’orgueil, et aussi, je dois l’avouer, de prétention à la sublimité du maintien américain. Il faut vous dire que j’avais eu le bonheur d’être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la liberté. Sir Arthur Lee m’avait honoré d’une sorte de bienveillance et d’excellens conseils ; j’avais donc la tête tournée tout comme ceux que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole apportait à mes tourmens un allégement bien nécessaire. Ne hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple, rigidement propre et de couleur sombre ; en un mot, à singer, autant qu’il était permis de le faire alors, sans être confondu avec un véritable roturier, la mise et les allures du bonhomme Richard ! J’avais dix-neuf