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MAUPRAT.

fortunés dans le monde, le genre humain (comme tu dis), sera sauvé. L’homme dirait : — Merci ! je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas saoul de mon château. » Oh ! je les connais bien, ces faux bons ! Quelle différence avec Edmée ! Vous ne savez pas cela, vous ! Vous l’aimez parce qu’elle est belle comme la marguerite des prés, et moi je l’aime parce qu’elle est bonne comme la lune qui éclaire pour tout le monde. C’est une fille qui donne tout ce qu’elle a, qui ne porterait pas un joyau parce qu’avec l’or d’une bague on peut faire vivre un homme pendant un an. Et si elle rencontre dans son chemin un petit pied d’enfant blessé, elle ôtera son soulier pour le lui donner et s’en ira pied nu. Et puis c’est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de Sainte-Sévère allait la trouver en masse, et lui dire : « Demoiselle, c’est assez vivre dans la richesse ; donnez-nous ce que vous avez, et travaillez à votre tour, — c’est juste, mes bons enfans, dirait-elle. » Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs ! Sa mère était de même ; car, voyez vous, j’ai connu sa mère toute jeune, comme elle est à présent, et la vôtre aussi, dà ! Et c’était une maîtresse femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu’on dit. — Hélas ! non, répondis-je, saisi d’attendrissement par le discours de Patience. Je ne connais ni la charité, ni la justice.

— Vous n’avez pu encore les pratiquer, mais cela est écrit dans votre cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit un jour sur la fougère de Validé ? Vous étiez avec Sylvain, moi avec Marcasse. Vous me dîtes qu’un honnête homme vengeait ses querelles lui-même. Et, à propos, monsieur Mauprat, si vous n’êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n’y a personne ici, et tout vieux que je suis, j’ai encore le poignet aussi bon que vous, nous pouvons nous allonger quelques bons coups, c’est le droit de nature, et quoique je n’approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui la demande. Je sais qu’il y a des hommes qui mourraient de chagrin, s’ils n’étaient pas vengés. Et moi qui vous parle, il m’a fallu plus de cinquante ans pour oublier un affront que j’ai reçu… et quand j’y pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un crime d’avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.