Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/212

Cette page a été validée par deux contributeurs.
202
REVUE DES DEUX MONDES.

que moi, n’hésita point à mouiller ses beaux habits et à me suivre avec des éclats de rire un peu forcés ; mais quoiqu’il ne portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont le lit de la rivière était encombré, et ne nous rejoignit qu’avec peine. Edmée ne riait pas ; je crois qu’en faisant malgré elle cette épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de songer à l’amour qu’elle m’inspirait. Elle était même irritée, et me dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage : « Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles plaisanteries. » — Ah ! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de l’autre. — Il ne se les permettrait pas, reprit-elle. — Je le crois bien, répondis-je ; il s’en garderait ! Regardez comme le voilà fait ; — et moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il ramasse très bien les violettes ; mais, croyez-moi, dans un danger, ne lui donnez pas la préférence.

M. de La Marche me fit de grands complimens sur cet exploit. J’avais espéré qu’il serait jaloux. Il ne parut pas seulement y songer, et prit son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la promenade ; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla qu’elle faisait effort pour me montrer autant d’amitié que pendant le déjeuner. J’en fus affecté, car je n’étais pas seulement amoureux d’elle, je l’aimais. Il m’eût été impossible de faire cette distinction ; mais les deux sentimens étaient en moi : la passion et la tendresse.

Le chevalier et l’abbé rentrèrent à l’heure du dîner. Ils s’entretinrent à voix basse avec M. de La Marche, du réglement de mes affaires, et au peu de mots que j’entendis malgré moi, je compris qu’ils venaient d’assurer mon existence dans les conditions brillantes qu’ils m’avaient annoncées le matin. J’eus la mauvaise honte de ne point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me troublait, je n’y comprenais rien ; je m’en méfiais presque comme d’une embûche qu’on me tendait pour m’éloigner de ma cousine. Je n’étais pas sensible aux avantages de la fortune. Je n’avais pas les besoins de la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un point d’honneur, nullement une vanité sociale. Voyant qu’on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu gracieux de feindre une complète ignorance.