Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/207

Cette page a été validée par deux contributeurs.
197
MAUPRAT.

tin ; le soir elle venait dîner et jouait au piquet et aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps elle était si bien gardée, que je n’aurais pas même pu échanger un regard avec elle ; le reste du jour elle était inabordable dans sa chambre. Plusieurs fois, voyant que je m’ennuyais de l’espèce de captivité où j’étais forcé de vivre, le chevalier me dit : — Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c’est moi qui t’envoie. — Mais j’avais beau frapper, sans doute on m’entendait venir et on me reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne s’ouvrait pour moi ; j’étais désespéré, j’étais furieux.

Il est nécessaire que j’interrompe le récit de mes impressions personnelles, pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la fuite, et quoique les recherches eussent été sévères, il fut impossible de s’emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par autorité de justice. Mais on n’alla pas jusqu’au jour de l’adjudication ; M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se porta adjudicataire ; les créanciers furent satisfaits, et les titres de propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.

La petite garnison des Mauprat, composée d’aventuriers de bas étage, avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait, réduite depuis long-temps à très peu d’individus. Deux ou trois périrent ; d’autres prirent la fuite ; un seul fut mis en prison. On instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question d’instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont la fuite paraissait prouvée, car on n’avait pas retrouvé leurs corps après le dessèchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé. Mais le chevalier craignit pour l’honneur de son nom une sentence infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à l’horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à cause de sa grande moralité), pour assoupir l’affaire, et il y réussit. Quant à moi, quoique j’eusse certainement trempé dans plus d’une des exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m’accuser même au tribunal de l’opinion publique. Au milieu du déchaînement qu’excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme un