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besoins d’argent, puisqu’ils avaient renoncé à payer leurs dettes, réclamèrent seulement des denrées. L’un subit la surtaxe sur ses chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner avec discernement, de demander à chacun ce qu’il pouvait donner sans se gêner outre mesure ; on promettait à tous aide et protection, et jusqu’à un certain point on tenait parole. On détruisait les loups et les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs, on aidait à frauder l’état en intimidant les employés de la gabelle et les collecteurs de l’impôt.

On usa de la facilité d’abuser le pauvre sur ses véritables intérêts, et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée dans l’espèce de scission qu’on avait faite avec la loi, et on effraya tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu’elle tomba en peu d’années dans une véritable désuétude ; de sorte que, tandis qu’à une faible distance de ce pays la France marchait à grands pas vers l’affranchissement des classes pauvres, la Varenne suivait une marche rétrograde et retournait à plein collier vers l’ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de pervertir ces pauvres gens ; ils affectèrent de se populariser, afin de contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci donnait audience à ses chevanciers, lui assis dans son fauteuil, eux debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa table, goûtait avec eux le vin qu’ils lui apportaient en hommage volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit tous ivres morts, la torche en main, et faisant retentir la forêt de refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des accointances que l’on toléra parce qu’on y trouva du profit, et faut-il le dire, hélas ! des satisfactions de vanité ! La dispersion des habitations favorisait le mal. Là, point de scandale, point de censure. Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une opinion publique ; mais il n’y avait que des chaumières éparses, des métairies isolées ; des