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MAUPRAT.

Ce n’est pas que le récit que j’ai à vous faire soit précisément agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous envoyer aujourd’hui une narration si noire ; mais, dans l’impression qu’elle m’a faite, il se mêle quelque chose de si consolant, et, si j’ose m’exprimer ainsi, de si sain à l’ame, que vous m’excuserez, j’espère, en faveur des conclusions. D’ailleurs cette histoire vient de m’être racontée ; vous m’en demandez une, l’occasion est trop belle pour ma paresse ou pour ma stérilité.

C’est la semaine dernière que j’ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce dernier de la famille, qui, ayant depuis long-temps fait divorce avec son infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir, l’horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est un des hommes les plus estimés du pays : il habite une jolie maison de campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez lui, avec un de mes amis qui le connaît, j’exprimai le désir de le voir ; et mon ami, me promettant une bonne réception, m’y conduisit sur-le-champ.

Je savais en gros l’histoire remarquable de ce vieillard, mais j’avais toujours vivement souhaité d’en connaître les détails, et surtout de les tenir de lui-même. C’était pour moi tout un problème philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J’observai donc ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt particulier.

Bernard Mauprat n’a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l’absence de toute infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m’eût semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains fort qu’il ne leur ressemble physiquement. C’est ce que lui seul eût pu nous dire, car ni mon ami ni moi n’avons connu aucun des Mauprat ; mais c’est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.

Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et une ponctualité fabuleuse pour des valets berrichons. Néanmoins, à la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques paroles d’impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J’en fus presque choqué d’abord ; je trouvais