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que nous vivons un demi-siècle après Linnée et Buffon, nous avons laissé loin derrière nous les grands hommes, et qu’il ne nous reste plus qu’à retourner sur nos pas pour les admirer. Ce que nous avons dit plus haut d’Aristote, nous devons le dire, à plus forte raison, de Linnée et de Buffon. Tous deux sont encore aujourd’hui des hommes nouveaux et progressifs ; car si les faits se sont, après eux, multipliés au centuple, il s’en faut de beaucoup que nous ayons déroulé toutes les conséquences de leurs idées, que nous ayons parcouru, jusqu’à leur terme, les voies nouvelles qu’ils ont ouvertes à leurs successeurs. Et qui s’en étonnerait ? Ignore-t-on encore que le plus beau privilége du génie est de deviner, sur peu d’élémens, ce que les autres déduiront plus tard péniblement ? Et si tous les poètes ont donné des ailes au génie, si cette image, belle par elle-même, est aujourd’hui usée et presque triviale, n’est-ce pas à cause de la vérité trop évidente de l’idée qu’elle exprime ?

C’est parce qu’il en est ainsi, c’est parce que bien des siècles sont souvent nécessaires à l’intelligence complète des œuvres d’un grand homme, que la postérité porte sur eux tant de jugemens successifs et divers. Pensera-t-on, dans quelques années, sur Linnée ce qu’on en a pensé il y a cinquante ans, ce qu’on en pense aujourd’hui ? Et l’opinion que les naturalistes du commencement de notre siècle ont eue de Buffon, est-elle celle qu’acceptera la postérité ? Nous ne le croyons pas ; et il y a également à revenir sur ce qu’on a loué en eux, et sur ce qu’on a cru pouvoir blâmer.

Linnée et Buffon sont nés précisément dans la même année, et à quatre mois seulement de distance, l’un en mai, l’autre en septembre 1707 ; mais cette presque identité de dates, la puissance de leur génie, et l’importance des services qu’ils ont rendus à l’histoire naturelle, sont les seules similitudes réelles que l’on puisse signaler entre eux. Linnée naquit pauvre dans un petit village de la Suède guerrière et encore barbare de Charles XII ; Buffon, au sein d’une noble et riche famille, dans cette France que le règne de Louis XIV venait de faire si grande. Linnée, contraint d’abord de se faire apprenti cordonnier, eut à soutenir une longue et pénible lutte contre l’adversité : si Buffon eut besoin d’une ferme volonté, ce fut pour résister aux séductions de cette vie molle et oisive dont sa fortune et son rang lui offraient le privilége. Tous