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et de la couleur, l’école d’Anvers devait se préoccuper de la réalité vivante et charnue. Or, ce qui s’est accompli par Venise, par Madrid et par Anvers, n’eût sans doute pas été pour Raphaël un symptôme de décadence et de dépérissement. Le peintre des Loges, qui a su modifier sa manière d’après la Sixtine, n’aurait vu dans ces transformations que l’évolution logique de l’imagination humaine. Il est donc vrai que M. Ingres contredit Raphaël en le continuant. Toutefois la réaction linéaire tentée par M. Ingres n’est pas sans utilité. Loin de là, elle nous semble appelée à exercer sur l’école française une influence salutaire. Cette influence se manifestera d’abord par des œuvres maniérées ; les disciples iront au-delà de la parole du maître et tueront la chair pour épurer le contour. Mais après l’attiédissement de la première ferveur, après l’oubli légitime de ces œuvres sans inspiration et sans vie, il restera, pour féconder l’avenir de notre école, le respect de la ligne qui s’affaiblissait de jour en jour, et qui paraissait menacé d’une complète abolition. Pour estimer M. Ingres, pour mesurer la valeur de l’école qu’il a fondée, il est donc indispensable de tenir compte du temps où il est venu. Les études historiques de la restauration, en élargissant le cercle des spéculations littéraires, en agrandissant le champ de la poésie, ont certainement rendu au génie français un véritable service. Mais en même temps qu’elles fondaient l’impartialité, elles excitaient chez les jeunes esprits une ardeur cosmopolite. Savoir et choisir devint bientôt, pour le plus grand nombre, un symbole d’invention. David avait tenté de naturaliser la statuaire sur la toile ; il avait combattu pour la forme abstraite. La génération nouvelle chercha dans le passé une école qui se pliât mieux à l’expression des scènes historiques ; elle trouva sur sa route les maîtres de Venise et d’Anvers, et oublia bientôt la ligne et la forme pour la couleur égoïste. Elle ne jura plus que par le Véronèse et Titien, par Rubens et Rembrandt, et ne parut pas soupçonner que ces maîtres illustres étaient vrais avant d’être éclatans. Peu à peu l’étoffe et l’armure acquirent une telle importance, que l’homme fut à peine compté pour quelque chose. Le fer et le velours suffisaient à l’admiration de la foule, et la peinture allait tomber dans une honteuse puérilité, lorsque M. Ingres, qui depuis long-temps luttait pour la ligne, réussit à fonder sa popularité par des œuvres glorieuses. L’Apothéose d’Homère et le Vœu de Louis XIII étaient et sont demeurés des argumens victorieux. De pareils chefs-d’œuvre, enfantés par la seule puissance du dessin, devaient ramener à la sagesse les disciples du Véronèse et de Rubens, et, sans les détrôner, les faisaient mieux comprendre ; car nous ne croirons jamais que le culte d’un maître soit la négation d’un autre.

Mais nulle part la réaction tentée par M. Ingres ne s’est accomplie