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DE LA MUSIQUE DES FEMMES.

petite vanité, se serait fait un cas de conscience de laisser sans réponse ou sans critique l’œuvre que lui adressait un poète à son début. Il est vrai que sa critique dégénérait souvent en éloges fastueux, et qu’il lui est arrivé plus d’une fois de distribuer du haut de son Parnasse les noms d’Orphée et de Pindare à de pauvres esprits qui se remuent aujourd’hui dans la littérature sans se douter de quelle auréole sa bienveillance facile, ou, pour mieux dire, son ironie a ceint leurs tempes ridicules. Ceci soit dit sans allusion aucune. Dans ce livre dont nous parlons, la musique de Mlle Bertin est jugée un peu sévèrement peut-être ; mais si l’on veut y réfléchir, on ne s’en étonnera guère. Adorateur de la Grèce et de l’Italie, amant passionné de la beauté calme et régulière, Goëthe devait se sentir peu de sympathie pour une musique conçue dans un système qu’il désapprouvait, et qui lui répugnerait aujourd’hui s’il voyait à quels excès les tristes imitateurs de l’école allemande l’ont poussé. Goëthe s’étonne qu’une jeune femme ait osé entreprendre une partition sur son poème de Faust que Spohr, malgré toute la profondeur de sa science, n’est point parvenu à traiter dignement, et finit par conseiller à Mlle Bertin de chercher pour sa prochaine épreuve un sujet plus borné, un sujet que sa musique domine. Mlle Bertin connaissait sans doute cet avis que Goëthe lui donne, lorsqu’elle a choisi Esmeralda. De Goëthe à M. Hugo, hélas ! il y a loin, si loin, qu’un siècle entier ne suffirait pas à mesurer la distance, et la question de progrès mise de côté, cette raison seule expliquerait comment la partition que Mlle Louise Bertin vient de composer sur le sujet d’Esmeralda est une œuvre plus fortement conçue, mieux dessinée et plus complète que toutes celles que son auteur a produites jusqu’à ce jour. En effet, pour que la musique puisse transformer un poème, il faut qu’elle le domine dans son ensemble. Or, si l’on excepte celui dont nous avons parlé tout-à-l’heure, sait-on quelque part dans le monde un musicien qui soit de taille à regarder sans se tordre le cou les figures épiques de la tragédie de Goëthe. Si vous êtes doué du sens de la mélodie, et si vous avez l’intelligence du sujet, vous pouvez, par le sentiment, entrer en rapport avec les caractères, au point d’en reproduire çà et là quelque nuance, ainsi que nous l’avons fait remarquer pour le charmant duo de Faust et de Marguerite ; mais vouloir les présenter sur la scène dans leur grandeur et leur simplicité, c’est là une ten-