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core. Assise sur ce trône aérien, que la sainte elle-même n’a peut-être jamais essayé d’atteindre, il me sembla que je venais de prendre possession d’une région rebelle à l’homme. J’avais vaincu le hideux cyclope qui entassa ces blocs pour les précipiter sur la vallée, et qui tira le feu d’enfer de ses fournaises inconnues, pour consumer les jeunes productions de la terre ; je lui imposais le dernier sceau du vasselage en mettant le pied sur sa tête foudroyée. Ce n’était pas assez que l’Éternel eût permis à la race privilégiée de couvrir de ses travaux et de ses triomphes tout ce sol disputé aux élémens ; il fallait qu’une femme gravît jusqu’à cette dernière cime, autel désert et silencieux du Titan renversé ; il fallait que l’intelligence humaine, aigle qui dans son vol embrasse le cercle entier des mondes, vînt se poser sur cet autel et replier ses ailes pour se pencher vers la terre et la bénir dans un élan fraternel ; créant ainsi, pour la première fois, un rapport sympathique de l’homme à l’homme, au milieu des abîmes de l’espace.

Me retournant alors vers la région désolée que je venais de parcourir, j’essayai de me rendre compte du changement opéré dans mes goûts et dans mes habitudes. Pourquoi donc jadis n’étais-je jamais assez loin à mon gré des lieux habitables ? Pourquoi aujourd’hui aimais-je à m’en rapprocher ? Je n’ai découvert dans l’homme ni vertus ni qualités nouvelles. La société ne me paraît pas meilleure depuis que je l’ai quittée. De loin comme de près j’y vois toujours les mêmes vices. Et quant aux beautés de la nature, je n’ai pas perdu la faculté de les apprécier. Cependant autrefois il n’y avait pas pour moi de caverne assez inaccessible, pas de lande assez inculte, pas de plage assez stérile, pas de paysage assez terrible. Les Alpes étaient trop basses et l’Océan trop étroit. Je guettais l’avalanche et ne trouvais jamais qu’elle eût assez labouré de neiges, assez balayé de sapins, assez retenti sur les échos effrayés des glaciers. L’orage ne venait jamais assez vite et ne grondait jamais assez haut. J’eusse voulu pousser de la main les sombres nuées et les déchirer avec fracas. J’appelais de mes vœux la chute d’une étoile, un déluge nouveau. J’aurais crié de joie en m’abîmant avec les ruines du monde, et alors seulement j’aurais proclamé Dieu aussi fort que ma pensée l’avait conçu.

Le souvenir de ces jours impétueux et de ces désirs insensés me