Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
47
VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

mal, tout se tournait contre elle. Pour la condamner, quoi qu’elle fît, il n’était besoin que de dresser en face d’elle le fantôme de l’invasion. C’était, à son banquet, le fantôme de Banco.

Quant à l’aristocratie, elle a reconnu, mais trop tard, que le jour funeste pour elle a été celui où elle entra, avec l’émigration, dans les rangs ennemis. Ce jour-là, elle perdit ce qui avait fait le caractère de toutes les aristocraties passées, romaine, vénitienne, anglaise, lequel avait été toujours de conserver intacte et de défendre, en première ligne, l’indépendance de l’état. Non, ce n’est point dans l’Assemblée Constituante que l’aristocratie française a perdu ses titres ; elle sait bien elle-même que c’est le jour où elle bourra ses fusils dans les rangs de l’étranger.

Pour ce qui regarde les libertés nationales, comment s’imagine-t-on qu’elles soient sorties de ce moment de néant, où la nation disparut sous la loi du plus fort ? La vie même avait été suspendue dans le pays. Ce n’est point en un moment que cette force morale se répare ; et les libertés populaires ne témoignent que trop encore qu’elles sont nées dans un tombeau. Un principe ennemi a été introduit dans l’état ; il a, pour ainsi dire, partagé entre les partis le cœur du pays. La blessure de la France n’est pas guérie, et le fer de l’étranger est resté dans la plaie.

Il faut prononcer ces mots affreux, quoi qu’il en coûte, afin que la génération qui s’élève soit au moins convaincue, par cet exemple, qu’il vaut mieux, pour un peuple, périr jusqu’au dernier homme, que de rendre son épée à ce que l’on appelle, toujours au besoin, civilisation, humanité, philosophie. La première philosophie, comme la première liberté, comme la véritable humanité, est de faire respecter en soi le droit de la conscience humaine, malgré la violence de l’univers ligué et déchaîné. Hors de là, il n’est que chimère et fol abaissement. Que les prétendus bienfaits apportés par le vainqueur ne fassent plus nulle part illusion à personne ; que nul ne se berce en cela des avantages métaphysiques des transformations sociales, lesquelles déguisent mal, comme on voit, le dépérissement des ames et l’allanguissement des courages. Que l’on sache bien que la tyrannie toute nue, si elle est née du sol, est un bienfait en comparaison des libertés apportées par la victoire de l’étranger ; car, encore une fois, cette victoire est la mort, et ces libertés ne décorent que le tombeau de l’état.