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LETTRE AU DIRECTEUR.

les grandes traditions de liberté politique, d’honneur national, de religion, de morale publique et privée. Mais cette admiration, que, dans un autre temps, j’aurais obscurément emportée avec moi, ou exprimée innocemment dans quelques écrits sans utilité, parce qu’ils auraient été sans contradicteurs, devait prendre le caractère d’une lutte à l’époque où nous vivons, à cause des contradicteurs, qui ont voulu nous la disputer, à moi et à tous ceux qui la partagent. Dès-lors, ce qui n’eût été qu’une bonne et honnête habitude d’esprit, est devenu une foi vive, inquiète, agressive, comme toute foi disputée, et qui a su quelquefois se défendre avec succès, si j’en crois les endroits bienveillans de l’article de M. Sainte-Beuve.

Telle est l’histoire exacte de mes opinions littéraires. Je me diminue peut-être en me défendant de m’être conduit par ambition, car l’ambition suppose le caractère et la volonté, et ce n’est pas peu douer un homme, quelle que soit l’intention, que de le douer en ce temps-ci de caractère et de volonté. Mais j’aime trop mes croyances pour dire que je me suis servi d’elles comme d’une gymnastique d’esprit, dans un but même noble, quand il est vrai que c’est en devenant plus sérieux, plus désintéressé, plus modeste, que je me suis élevé jusqu’à elles. Ceux que M. Sainte-Beuve me fait l’amitié, je parle sérieusement, d’appeler mes ennemis, et que j’appellerai simplement des personnes qui ont quelque intérêt littéraire à voir ruiner mes opinions par ma conduite ou par mon insuffisance générale d’écrivain, pourront triompher de ce que cette histoire de mes opinions n’est après tout que celle de mes contradictions. C’est vrai, je m’y suis exposé. Mais l’opinion dont je suis revenu m’a pris à vingt-deux ans et m’a quitté à vingt-cinq : celle qui la remplace a déjà quelques années, et j’ai toute ma vie pour la fortifier et la défendre. J’aime mieux, pour ce qui me regarde, que ce soit l’homme mûr qui corrige l’enfant que l’enfant qui corrige l’homme mûr. Plus que jamais je tiens à ma foi, parce que je sens que je lui dois le peu que je vaux, parce qu’elle m’épargne tout effort factice, parce qu’elle me fait voir clair au fond de moi-même, et me préservera, j’espère, de rien soulever sur mes épaules que mes épaules ne puissent porter, parce qu’elle m’a débarrassé des incertitudes et de l’orgueil de l’autocratie individuelle, cette maladie de tant d’écrivains de ce temps-ci, qui se surfont et qui s’ignorent ; parce qu’elle a mis mes actions d’accord avec mes écrits ; parce qu’elle me donne la tranquillité d’esprit et me garde de toute envie, jalousie et amertume contre les personnes, tout en augmentant en moi la disposition à admirer ; parce qu’elle me rend docile aux conseils de ceux qui me croient digne d’en recevoir, et reconnaissant même pour les sévérités où se montre un fonds d’estime ; parce qu’elle m’a