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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

celui qui n’avait que des devoirs. La violence les unissait, la violence devait les séparer ; 1830 devait rendre raison de 1814 et de 1815.

On sera émerveillé dans l’avenir, lorsqu’on lira les sophismes que notre époque a développés sur l’invasion. Les principes les plus simples de cette matière ont été si bien dénaturés par le génie scolastique de nos temps, qu’il importe de saisir l’occasion de les rétablir, toutes les fois qu’elle se rencontre.

Pendant long-temps les esprits les plus graves se turent sur cette question, et un évènement aussi immense fut considéré comme un fait passager ; soit terreur de toucher une plaie si profonde, soit nécessité de s’en distraire, car on ne peut supposer l’oubli. Les uns admirent que le despotisme pouvait devenir tel qu’il fût permis de s’en affranchir, au prix même de l’invasion ; d’autres établirent qu’il n’y avait eu de lésé en France que l’autorité d’un seul, et qu’un million d’ennemis n’avait tout au plus foulé, dans le pays, que la couronne d’un Corse ; il y en eut enfin qui applaudirent à ce sophisme, qu’il n’y avait eu ni vainqueur, ni vaincu, que tout s’était passé à Waterloo, entre des idées, dans le champ clos de l’intelligence humaine. Il suffit d’énoncer ces théories pour montrer quelle perturbation s’était faite dans la conscience publique.

Durant quinze ans, les positions étant également fausses pour le pouvoir et pour le peuple, toutes les idées eurent le temps de se convertir en sophismes ; sorte d’époques mixtes, plus corruptrices cent fois que la franche et sanglante tyrannie. On s’accoutuma à croire que le citoyen pouvait rester libre quand l’état était esclave. On ne parla plus de nation, mais beaucoup d’humanité, comme si l’humanité sans nation était autre chose qu’une cohue du genre humain. Le sentiment de la patrie fut estimé chose étroite et surannée. À la place de ses vertus exigeantes et partiales, on érigea les vertus cosmopolites, d’autant mieux qu’elles dispensent presque toujours de la pratique. On devint philosophe ; on cessa d’être peuple. C’est ainsi qu’ont fait tous les empires qui se sont peu à peu retirés de la conduite du monde.

Il est trois sortes d’invasions que l’on a pris à tâche de confondre, et qui, pourtant, ont des effets bien différens. La première est celle qui est repoussée du sol. L’état alors ne fait que s’accroître au sortir du danger. Le peuple grandit par le souvenir de son héroïsme.