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AFFAIRES DE ROME.

lier mélange de simplicité et de finesse malicieuse ; voilà Pasquale. Il fallait l’entendre raconter comment, retenu au lit pendant quarante jours par une jambe cassée, il revint à Rome juste à temps pour ne pas trouver sa femme remariée : ce n’est pas que sa douleur eût été inconsolable, si le second mariage avait rompu le premier ; car, libre alors, peut-être serait-il devenu cardinal, peut-être pape : qui sait ? On avait vu des choses plus extraordinaires. Pourquoi pas lui autant qu’un autre ? Ne valait-il pas bien celui-ci, celui-là ? Un peu de bonheur, un peu de faveur, on arrive à tout avec cela. Et quelle douce vie pour Pasquale ! que de loisir, que de repos ! que de far niente ! Je supprime le reste : j’ai voulu seulement donner une idée du genre d’esprit qui caractérise le peuple romain, et de sa mordante verve. » — Le président de Brosses eût-il mieux conté ? Jean-Jacques en belle humeur eût-il mieux dit ?

Quoi qu’il en soit du charme et de la souplesse de l’expression dans ce remarquable écrit, c’est autrement qu’il me frappe, et plus profondément. Si je voulais donner à un jeune homme de vingt ans, enthousiaste, enorgueilli de doctrines absolues, la plus haute leçon de philosophie pratique (soit philosophie chrétienne, soit philosophie humaine), je le lui ferais lire, et aussitôt le volume achevé, je lui mettrais entre les mains le livre de la Religion considérée dans ses rapports, etc., etc., par le même auteur. Ces Russes qui, dit-on, au sortir d’un bal, courent se plonger nus dans la neige, n’éprouvent certes pas une impression plus violemment contradictoire que n’en ressentirait ce jeune homme tout ému de sa première lecture, et venant se heurter contre des assertions si opposées, également logiques, également éloquentes, également sincères ! Et alors, si tant est que les leçons servent et qu’on devance l’âge, je croirais avoir beaucoup fait pour ce jeune homme, soit que la foi et la soumission chrétienne dussent résulter pour lui de son étonnement, soit qu’un scepticisme sagement méfiant dût désormais se mêler à ses impressions les plus vives, et hâter la maturité de sa raison d’homme aux dépens des faux enthousiasmes du disciple. — Il est un chapitre bien essentiel à ajouter au livre connu de Huet : on pourrait l’intituler, De la faiblesse de l’esprit humain, au moment du plus grand talent, dans les grands hommes.


Sainte-Beuve.