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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

des moines ? Je me suis imaginé que c’était le lieu pénitentiaire, et que la cataracte devait rouler sur la voûte d’un cachot humide et plein de terreurs. À moi permis : il n’y a là pour cicérone que deux géans silencieux et farouches, le garde-forestier et sa fille, participant l’un et l’autre de la nature des sapins du pays, fiers comme des hidalgos ruinés, déclarant qu’ils ne sont ni aubergistes ni cabaretiers, et nonobstant vendant aux rares curieux qui vont les visiter tout ce qu’on peut trouver dans un cabaret pour de l’argent.

Ce site m’a paru, au milieu de la pluie, mélancolique, froid, et admirablement choisi pour une vie éternellement uniforme et pour des hommes voués au culte de l’idée unique et absolue. Point de perspectives, point de contrastes, des pentes de gazon d’un vert égal et magnifique, des profondeurs de forêts sans issue, sans la moindre échappée pour le regard et la pensée ; partout des sapins des prairies étroites, et des forêts coupées par l’invincible rempart de la montagne, par les éternels brouillards… Je dis éternels, quoique je n’aie passé là qu’une heure. S’ils ne le sont pas, s’il y a jamais un beau soleil sur la Chartreuse de Mériat, si le torrent roule quelquefois limpide et calme, si la tristesse y soulève un instant ses sombres voiles, et si un pareil site s’avise de vouloir sourire, je le déclare ponsif, comme on dit dans les ateliers de peinture, c’est-à-dire pleutre, manqué, à côté du beau. Je le déshérite de ma sympathie, je lui retire mon souvenir, et je tiens pour épiciers et mal appris tous les voyageurs qui s’y rendront par un beau temps.

Je me suis mouillé jusqu’aux os, ce qui m’a parfaitement guéri homœopathiquement d’un rhume obstiné, c’est-à-dire que j’ai échangé une toux supportable contre une grosse fièvre qui m’a forcé de passer la nuit dans une auberge de village, presque à la porte de Genève.

Mais j’ai salué le Mont-Blanc de ma fenêtre à mon réveil, et j’ai vu sous mes pieds tout ce beau pays de Gex, étendu comme un immense tapis bigarré, au pied de la Savoie, forteresse neigeuse élevée à l’horizon.

Genève.

— Messieurs, où descendez-vous ?

C’est le postillon qui parle. — Réponse. — Chez M. Listz.