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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

comme la pensée de ce qui est ignoble, ils veulent que tout soit pur dans la joie ; que la femme chaste ne cesse point de l’être à table ; que l’adolescent ne souille pas ses lèvres d’un rire cynique ; que l’artiste puisse dire toute son ambition, et qu’elle ne fasse sourire personne. Ils veulent enfin, ils peuvent, ils osent livrer tout le trésor de leur ame, et n’avoir rien à réclamer les uns aux autres quand le jour bleuâtre nous surprend à table dans la mansarde, et glisse, tendre et timide, un reflet d’azur sur la dorure rougissante des flambeaux expirans ; ou bien, quand à la campagne, assis en plein air, autour des flacons et des fruits, l’aube nous trouve au jardin, en face de la pleine lune, et nous voit rire de sa face pâle qui ressemble à une femme peureuse ou distraite, essayant, mais trop tard, de se retirer décemment chez elle avant l’éclat du soleil. Ô belles nuits de l’été brûlant qui vient de s’écouler, et qui ne nous sera peut-être pas rendu avant bien d’autres années ! aurores sans rosée, veillées d’Italie ! doux repos sur les gazons ! chants de la fauvette si mélodieux et si passionnés au lever de Vénus ! étoiles si belles à l’heure du combat, entre le jour et la nuit ! parfums du crépuscule ! extases et silences, suivis de douces paroles et de joyeux rires ! venez encore charmer nos jours sans ambition et nos nuits sans rancunes, et que le madère régénérateur, que le Champagne facétieux, viennent d’heure en heure chasser le sommeil et dégourdir le cerveau quand mes amis sont ensemble, et quand je suis avec eux !

De Châlons à Lyon.

Étendu sur le plancher du tillac, et roulé dans mon manteau, j’ai dormi d’un profond sommeil sur le bateau à vapeur, en attendant que le jour vînt éclairer les rives plates, et quoi qu’en disent les indigènes, fort peu riantes de la Saône. Quelle est cette figure honnête et douce qui semble protéger mon sommeil insouciant, et empêcher les pieds des mariniers de me traiter comme un ballot ? C’était bien la peine d’étudier Lavater et Spurzheim, pour juger si mal un visage ! Le fait est qu’hier je me suis trompé complètement, et que prenant ce bon jeune homme pour un des débauchés de l’auberge, j’ai refusé avec sauvagerie l’offre amicale de sa voiture. Il est vrai que sur le plancher du paquebot