Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/416

Cette page a été validée par deux contributeurs.
412
REVUE DES DEUX MONDES.

crifier à l’intérêt personnel, au plaisir ou à la fortune, le plus beau sentiment qui puisse germer dans les ames neuves !

Que lui apprend-on de l’ambition, de cette soif de gloire et d’action qui étouffe bientôt les velléités d’affection exclusive, et qui souvent ne les laisse pas même éclore ? Lui dit-on qu’il faut gouverner cette ardeur généreuse, mettre au service de l’humanité les talens acquis et les forces employées ? Elle a lu, pendant les années d’enfance, quelque chose de semblable dans les écrits des antiques philosophes, et on lui apprend à les juger au point de vue littéraire ; puis, la société lui ouvre ses bras avides et son sein glacé. Donne-moi tes lumières, lui dit-elle ; donne-moi le fruit de tes sueurs et de tes veilles, et je te donnerai en retour des richesses pour satisfaire tous tes vices, car tu as des vices, je le sais, je les aime, je les protège, je les couvre de mon manteau, je les abrite mystérieusement de ma complaisance. Sers-moi, enrichis-moi, donne-moi tes talens et ton travail, fais-les servir à augmenter mes jouissances, à maintenir mon règne, à sanctionner mes turpitudes, et je t’ouvrirai les sanctuaires d’iniquité que je réserve à mes élus !

Ainsi, loin de développer et de diriger les deux sources de grandeur qui sont dans la jeunesse, la gloire et la volupté ; loin d’exalter ce qu’elles mêlent de divin à l’ardeur et à la jouissance de la vie, la société présente s’en sert pour abrutir l’homme et pour le rattacher à un matérialisme mortellement grossier. Elle se plaît à développer les instincts animaux. Elle crée et protége des antres de corruption, des moyens de toute espèce pour entretenir, ranimer ou satisfaire les besoins les plus ignobles et même les plus immondes fantaisies. Comment les jouissances naturelles, n’étant plus asservies à aucun frein moral, à aucune règle de législation, ne dégénéreraient-elles pas en excès ? Comment l’amour de la gloire ne deviendrait-il pas la soif de l’or ? Comment l’amour et le vin n’amèneraient-ils pas la débauche ?

Tout cela à propos d’une orgie de patriciens dont je viens d’être témoin dans une auberge !

J’ai bien voyagé dans ma vie, je me suis reposé dans bien des cabarets de village, j’ai dormi dans de bien sales tavernes, entre des bancs rompus et des débris de brocs rougis d’un vin acre et brutal ; j’ai failli avoir la tête fracassée par des rouliers qui se bat-