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Elzevir. Puis chaque génération en faisait une nouvelle édition, sans en rien perdre et sans y rien changer. Et vraiment, quand j’y songe, je ne sais ce qui mérite le plus de respect, d’une de ces œuvres enthousiastes, écloses toutes bouillantes dans la pensée d’un homme de génie, ou d’une de ces œuvres candides, issues du sein du peuple, et grandies avec le peuple, œuvres de famille, œuvres saintes, que la poésie couronne de ses fleurs les plus belles, et à qui les siècles donnent l’autorité de l’histoire.

Tous les peuples ont eu leur cycle particulier, leurs traditions nationales enfantées par une grande époque, et se groupant autour d’un grand nom. Ici est le romancero, là le kœmpe-viser, ailleurs la légende, la ballade, la chronique du religieux et l’épopée du trouvère ; mais j’ose croire que, dans aucun pays, on ne trouverait une série d’histoires populaires, comparable aux sagas islandaises. Nulle part le génie conteur de la foule ne s’est montré aussi fécond ; nulle part l’histoire, la poésie, n’ont été, comme ici, l’œuvre des masses, l’œuvre de tous, et nulle part elles n’ont eu un aussi grand caractère de fixité et une vogue aussi prolongée. Aujourd’hui, le bourgeois de Lisieux aurait de la peine à comprendre le roman de Rou ; l’étudiant anglais ne se trouve pas de prime-abord familiarisé avec le style et l’orthographe de Chaucer ; et, pour les rendre accessibles à la foule, les savans allemands traduisent en langage moderne l’épopée des Niebelungen et le Parcival de Wolfram d’Eschenbach. Aujourd’hui, le plus pauvre paysan islandais lit, sans le secours d’aucun interprète, les livres de ses pères, et les transmet à ses enfans, qui les relisent avec le même charme. Un jour, à Reykiavik, la fille d’un pêcheur, qui avait coutume de venir, chaque semaine, nous apporter des oiseaux de mer et du poisson, entra dans ma chambre, et me trouva occupé à étudier la saga de Nial. « Ah ! je connais ce livre, me dit-elle, je l’ai lu plusieurs fois quand j’étais enfant. » Et, à l’instant, elle m’en indiqua les plus beaux passages. Je voudrais bien savoir où nous trouverions, en France, une fille de pêcheur connaissant la chronique de Saint-Denis.

On ne comprendrait pas l’importance des sagas, si on les regardait comme des œuvres purement locales, restreintes entre la côte orientale et la côte occidentale de l’île, et ne racontant que les traditions des vallées de Breidabolstad ou de l’Hécla. Les sagas embrassent dans leur large cercle le Nord entier, langue et coutumes, histoire et religion. « Que saurions-nous, dit Rask, sur le développement intellectuel, l’organisation, l’état du Nord dans les temps anciens, sans le secours des sagas et des livres de lois ? Partout où ces livres ne nous prêtent pas leur lumière, nous marchons dans les ténèbres. Et c’est ainsi que l’histoire de la réunion des diverses principautés du Danemarck sous le règne de Gorm, et beaucoup d’autres graves évènemens sont entourés, pour