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vit s’ouvrir devant elle une longue carrière où elle marcha toujours à faux, parce que l’ordre naturel des événemens et des idées avait été violemment interrompu.

Elle agit noblement sans doute en affrontant sans réflexion une lutte terrible, quelles qu’en aient été les conséquences politiques ; et Dieu me garde de discuter la question de savoir si, après l’insolent attentat de Bayonne, l’Espagne n’eût pas dû accepter le roi Joseph, pour reprendre encore la route où elle ne pouvait désormais marcher sans honte ! Cet avis fut celui de bon nombre d’Espagnols, parmi lesquels ni les lumières, ni la noblesse du cœur ne faisaient faute ; car, si de basses ambitions s’associèrent à la fortune de l’intrus, il eut également à sa suite des hommes éminens qui, en face des dangers de l’avenir, crurent pouvoir faire à leur patrie un sacrifice interdit aux nations comme aux citoyens, celui de leur considération personnelle. Leur donner raison, et croire qu’un mouvement admirable d’énergie et d’universalité puisse être complètement perdu pour l’avenir d’un peuple, ce serait blasphémer l’héroïsme et soumettre le dévouement à une dangereuse analyse. Disons-le donc : rien n’est à comparer dans l’histoire des nations modernes à cette émotion de tout un peuple qui, blessé au cœur par son hôte et son ami, se soulève en face de ses bataillons avec une sombre unanimité, des rochers des Asturies aux montagnes de Ronda, comme la mer montante dont les flots s’avancent et s’enlacent dans une harmonie sublime. Il est un fait cependant que l’Europe doit connaître et que l’Espagne confesse douloureusement, et toujours en secret, quand la torture qu’elle éprouve depuis vingt ans vient à lui causer de plus insupportables angoisses. Lorsque l’enthousiasme des souvenirs de 1808 tombe devant les misères de l’exil que les partis traversent pour ainsi dire à tour de rôle, les uns, écrasés par un despotisme sans intelligence et sans ame, les autres, épouvantés des horreurs des révolutions, et les voyant toujours stériles, s’interrogent et se demandent si la constitution de Bayonne, exécutée par un prince étranger qui aurait eu tant d’intérêt à se rendre populaire, si l’union intime de l’Espagne et de l’empire, son étroite association à notre gloire et à nos prospérités, n’auraient pas préparé de meilleures destinées à leur patrie. Si l’on étudie avec quelque soin la Péninsule, et qu’on interroge les proscrits que ce sol volcanisé nous jette en si grand nombre, on surprendra cette pensée dans les ames les plus fortes, et cette révélation sera sans doute féconde en enseignemens sur le passé comme sur l’avenir.

Les artères de l’Espagne palpitèrent à nu pendant cette crise, comme ces viscères que la science observe sous le scalpel. On vit du même coup d’œil tout ce qu’il y avait d’énergie vitale dans sa complexion, et tout ce