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et par-dessus tout, l’ascendant moral de ses croyances. Comment peut-elle aujourd’hui compter nous intéresser long-temps par le scepticisme et par la fatuité irréligieuse ? Que peut-elle apprendre là-dessus à des gens qui possèdent Rabelais et Voltaire ? Quoi qu’ils fassent, je défie ces lauréats du matérialisme d’égaler jamais leurs devanciers ; et l’orgie où se convient les muses tudesques sera trouvée bien frugale après le banquet de Pantagruel et de Candide.

L’influence de l’Allemagne bientôt ne se distinguera plus du mouvement général du siècle. Dans ce chaos d’opinions, d’idées, de poésie, qui s’agite en chaque endroit de l’Europe, comment reconnaître l’élément que chaque peuple y fait entrer ? Le spiritualisme du Nord, le matérialisme du Midi, l’égalité française, l’industrie anglaise, tendent à s’établir et à coexister partout à la fois : qui donnera à ce chaos en ferment la forme et la lumière ?

Entraînés au changement avec une inexorable violence, les hommes n’ont aujourd’hui qu’une crainte, celle de se laisser devancer l’un par l’autre vers l’avenir. Imaginez de ce côté du Rhin le système le plus chimérique ; demain, sur l’autre rive, il sera de beaucoup surpassé par cette peur unique que l’on aura d’être laissé en arrière. Le genre humain marche aujourd’hui à la façon d’une troupe de Bohémiens. Chacun pousse l’autre, afin d’arriver le premier au gîte. De discipline et d’autorité, il n’en est point.

Le monde est, à cette heure, possédé tout entier d’un ardent désir de conquérir par l’industrie la matière et la nature. Maintenant, le spiritualisme pur ayant succombé dans sa patrie en Allemagne, l’entraînement sera complet. Le dernier empêchement est levé. L’équilibre est rompu. Toutes les convoitises vont pencher d’un même côté. Philosophie, poésie, liberté, tout se tait dans l’attente de la soumission de la nature et de l’exploitation du globe. Dans un avenir lointain, quand cette victoire de l’homme sur les forces de la matière sera plus avancée, on sera étonné de lui trouver tant de bornes. L’homme, ce conquérant divin, ne pourra subjuguer tant de choses qu’à la fin un grain de sable, une fièvre quarte, une migraine ne reste le maître du triomphateur. Comme Alexandre, au milieu de sa Babylone sensuelle, il sera saisi d’un dégoût infini, et il ne trouvera pas moins de vide de ce côté qu’il n’en avait trouvé dans les espérances passées. L’éternelle dou-