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REVUE ÉTRANGÈRE.

les sens endormis ! Combien d’aphorismes tirés de Candide et du Huron passent aujourd’hui dans la poésie allemande pour des nouveautés prophétiques et sibyllines ! Combien la matière, évoquée du néant en l’an 1832, n’a-t-elle pas paru, de l’autre côté du Rhin, chose merveilleuse, inouie, inénarrable ! En sortant du long jeûne du spiritualisme, quel étonnement et quel cantique de joie ! L’Allemagne cloîtrée quitte aujourd’hui le couvent comme Catherine de Bora. Cette nonne épouse à cette heure son Luther sous le nom de la matière et de l’épicuréisme.

L’univers est solennellement prévenu qu’après des travaux consciencieux, la jeune Allemagne a découvert l’an dernier l’existence des cinq sens de l’homme, lesquels avaient échappé jusqu’à présent à toutes les investigations. L’homme n’est point ce qu’il avait paru être jusqu’à présent, un esprit pur, invisible, intangible, impalpable ; l’illusion sur ce point est pour jamais détruite. Cet être extraordinaire se trouve, au contraire, posséder deux pieds, deux mains, deux yeux, et même un corps, autant qu’il est permis d’en juger par les procédés de la science nouvelle. Avec ses mains, il saisit ; avec ses pieds, il marche ; avec ses yeux, il voit. Les changemens que cette découverte va apporter dans la civilisation, échappent encore au calcul. En attendant, il est convenable d’adorer ce nouveau dieu, révélé en chair et en os, et d’entonner l’hymne du corps, C’est là le résumé de toute la doctrine.

La poétique est nécessairement changée. Il ne s’agit plus pour l’artiste, selon le précepte d’Horace, de souffrir le froid et le chaud. Tout au contraire. Le poète qui cherche à captiver d’un coup le public tudesque procède par d’autres principes ; les règles sur cela sont établies. Premièrement, il doit nourrir au fond de lui-même le mépris le plus souverain pour tout ce qui a nom idée, pensée, système, enthousiasme, religion, science. Son désabusement sur chacun de ces points doit, autant qu’il est possible, s’élever jusqu’à l’absolu. Secondement, celui qui par hasard sentirait innocemment son cœur battre, dans son sein, est jugé par ce seul fait. Que ce sentimental Souabe retourne sans tarder à ses moutons. L’écrivain du xixe siècle ne va plus avec Werther écouter le vent souffler dans les forêts mélodieuses. Il ne se penche pas non plus sur les abîmes pluvieux avec les anges de Jean-Paul. Sa muse aime le pot-au-feu et porte un parapluie. Cet intrépide