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prit allemand et l’esprit français sont de nature si opposée, que presque toujours l’un exclut l’autre. L’art de les assimiler est si rare, qu’on peut dire qu’il n’existe pas. Chacun se défend avec acharnement des empiètemens de l’autre, comme s’ils se détruisaient mutuellement. De là, quels combats avant de s’accepter ! et, quand on veut les réunir, quelles colères et quels grincemens de dents ! On est venu à bout de faire accepter de la France quelques parties de la science allemande. Mais Dieu sait les ménagemens qu’on a dû observer, les aversions qu’on a dû braver, les luttes qu’on a dû soutenir, et je peux dire la vertu qu’il a fallu y mettre. Si la France n’eût été malade du scepticisme, comptez que jamais, dans son état normal, on ne lui eût fait accepter à elle, fille de Descartes et de Voltaire, l’amer breuvage des sibylles du Nord ; mais dans l’anéantissement qui suit le scepticisme, ce remède héroïque était indispensable.

L’Allemagne, de son côté, a exploré chacune des époques littéraires de l’histoire ; la littérature française est la seule qu’elle n’a jamais bien ni comprise ni admise ; il y a comme une barre qui l’en sépare. Ses jugemens, si profonds sur tout le reste, sont puérils sur ce sujet, l’irritation y étant trop souvent mêlée. Goëthe est peut-être le seul qui resta supérieur à ces antipathies, et encore dans ses lettres à Zelter, on voit qu’il n’osait l’avouer.

On connaît dans le monde un critique doué d’une incroyable universalité d’esprit : il a tout vu, tout jugé, tout analysé, tout compris ; il s’est fait le contemporain des Romains et des Grecs. Que dis-je des Grecs ? il l’est des Chaldéens, des Bactres, des Assyriens ; et s’il y a quelque chose au-delà, il y pénètre. Il écrit des ballades dans la langue du roi Porus, et Pétrarque signerait ses sonnets. Quoi de plus ? il est équitable, fin, modéré, délié ; il rend justice à Caldéron comme à Homère, à Shakspeare comme à Dante ; il sait trouver le bien partout où il est ; en outre, il l’aime sincèrement. Un seul point, dans l’histoire du genre humain le fâche et le déconcerte : il ne saurait s’en consoler ni le regarder en face. Que ne donnerait-il pas pour l’effacer d’un trait de plume ! Cette tache unique, dans un si beau tableau, c’est (devinez-vous ?) le siècle de Louis XIV. Malheureuse époque, qui gâte tout ce qui précède et tout ce qui suit. Sans elle, la poésie, l’éloquence, étaient victorieuses. Ne faites pas mention devant lui de ce temps calami-