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LETTRES SUR L’ISLANDE.

d’une mauvaise redingote s’avançait vers moi, prêt à me répondre en quatre ou cinq langues, prêt à me parler des grands poètes modernes et des classiques anciens[1]. Dans ces habitations solitaires, le pauvre prêtre n’aperçoit devant lui que l’église et le cimetière, l’église où il a été baptisé, le cimetière où il a déjà marqué sa tombe à côté de celle de son père. Pas un être n’est là pour répondre à ses pensées, pour l’encourager dans ses efforts. Tout ce que nous appelons gloire, fortune, moyens d’émulation, tout cela est perdu pour lui ; et cependant, il travaille, il s’instruit, il se fait à lui-même son monde poétique. Les muses, pour nous séduire, n’ont pas toujours besoin de venir à nous, la tête couverte de lauriers, et l’étude, que nous devrions déifier comme les muses, attire à elle, par un charme infini, plus d’un homme simple et dénué d’ambition, qui n’attend rien de son travail, que le bonheur même de travailler.

Tous les Islandais savent lire et écrire. Ils n’ont cependant point d’école élémentaire publique[2], et il ne peut en être autrement dans un pays où les habitations sont toutes disséminées à travers champs, et éloignées l’une de l’autre ; mais chaque boer est une école, et chaque mère de famille se fait elle-même l’institutrice de ses enfans. Le soir, elle les rassemble autour d’elle, et leur donne ses leçons. Les enfans orphelins, ou appartenant à des parens incapables de s’occuper de leur éducation, sont placés, aux frais de la caisse des pauvres, dans une autre famille. C’est le prêtre qui surveille ces diverses écoles, c’est lui qui interroge les élèves, qui approuve ou condamne, et distribue aux pauvres femmes de pêcheurs les livres élémentaires dont elles ont besoin. Le grand jour d’épreuve est celui où les enfans se présentent à la confirmation. Pas un d’eux ne peut être admis s’il ne sait lire et écrire, et ce serait, pour une mère de famille islandaise, un vrai malheur de voir un de ses fils échouer dans cet examen religieux.

Deux autres causes contribuent encore à entretenir parmi les Islandais le goût de l’étude ; ce sont leurs longues nuits d’hiver et leur isolement. Pendant près de la moitié de l’année, ils vivent seuls, renfermés dans leur

  1. C’est dans un de ces malheureux presbytères que Thorlakson traduisit en vers fidèles et élégans l’Essai sur l’homme de Pope, et le Paradis perdu de Milton. Dans un autre, nous avons trouvé un jeune prêtre qui avait vendu son mince patrimoine pour voyager, et qui, en s’imposant de longues privations, était parvenu à visiter successivement l’Allemagne, la France, l’Angleterre, l’Italie et la Grèce. Il connaissait toute notre littérature moderne, et nous citait avec bonheur les noms des écrivains dont il avait étudié les œuvres et des professeurs dont il avait suivi les cours.. Il lisait la Revue des Deux Mondes, et nous témoigna à plusieurs reprises le désir d’y faire insérer des articles sur la littérature islandaise.
  2. Je ne parle pas de l’école de Reykiavik, qui n’est fréquentée que par les enfans de la ville.