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qui ne se plaise à porter dans sa chétive cabane quelques livres. Dans presque tous les boer que nous avons visités, dans la demeure du pâtre comme dans celle du fermier, nous avons toujours trouvé une bible et des sagas. La bible et les sagas, c’est leur dot de mariage, c’est le legs de leurs pères, c’est le trésor de famille qui a succédé à la cotte d’armes de Vikingr, à la hache des Berserkir. Dans les longues soirées d’hiver, quand la tempête gronde autour de l’humble boer, quand la neige couvre tous les chemins et interrompt toutes les communications, la famille du paysan se réunit dans une même salle. Les femmes préparent les vêtemens de laine, les hommes façonnent leurs instrumens de pêche ou d’agriculture, et, à la lueur d’un pâle flambeau, le maître de la maison prend un livre et lit à haute voix. Ainsi tous apprennent à connaître leur histoire, les actions de valeur de leurs ancêtres, et les faits d’armes qui ont illustré le lieu qu’ils habitent, et les lieux qu’ils parcourent. Neuf siècles sont passés, et les noms de ceux qui ont peuplé ces montagnes d’Islande sont encore populaires parmi leurs descendans, et les exploits de ces soldats aventureux qui s’en allaient sur leur barque fragile braver la guerre et les orages font encore palpiter le cœur pacifique de ces habitans du boer qui ne pensent plus qu’à élever leurs moutons, ou à jeter leurs filets le long de la côte.

Quand le paysan a lu tous les livres qu’il possède, il fait un échange avec ses voisins. Le dimanche il emporte à l’église sa bibliothèque. Il prête ses sagas à ceux qui ne les connaissent pas encore, et les autres paysans lui prêtent les leurs. Il est tel livre aussi qu’il relit régulièrement chaque hiver ; il en est d’autres qu’il copie en entier. Nous avons vu dans plusieurs habitations de gros volumes in-folio écrits avec le plus grand soin. C’étaient les traditions que le paysan avait lui-même copiées, faute de pouvoir les acheter. La société de Copenhague a rendu un grand service à toutes ces réunions de famille en publiant à un prix modéré une nouvelle collection de sagas[1]. Aussi les paysans islandais ont-ils souscrit avec empressement à cette collection.

Si de la demeure du fermier nous passons à celle du prêtre ou du sysselmand, le cercle de connaissances s’agrandit, et l’étonnement redouble. Que de fois je me suis arrêté avec un sentiment de vénération dans un de ces presbytères isolés au milieu des champs de lave ! J’entrais dans une chambre humide, malsaine, dépouillée de meubles ; mais sur les coffres en bois, sur les fenêtres, sur une planche clouée contre la muraille, j’apercevais les meilleurs livres de science et de littérature, et un homme couvert

  1. Fornmanna soegur. Copenhague, 1830. Il en a déjà paru 11 vol. in-8o. M. Rafn a aussi publié un recueil important sous le titre de Fornaldas soegur, 3 vol. in-8o.