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LETTRES SUR L’AMÉRIQUE.

dons, vous avez été obligés de les semer sous les pieds des chevaux. Le système d’honneur est ruiné. Pour le relever solidement, il faudrait une révolution, non pas sur le patron de celle de juillet, mais une immense révolution, de la taille de celle qui a mis trois sièles à mûrir, depuis Luther jusqu’à Mirabeau, et qui, mûre enfin, a pendant cinquante ans bouleversé les deux mondes ; une révolution au nom du principe d’autorité, pareille à celle que nos pères accomplirent au nom de la liberté.

Parmi les mots attribués à M. de Talleyrand on cite celui-ci : « Je ne connais pas un Américain qui n’ait vendu son chien ou son cheval. » Il est certain que les Américains sont l’exagération des Anglais, que Napoléon appelait un peuple marchand. L’Américain est toujours en marché. Il en a toujours un qu’il vient d’entamer, un autre qu’il vient de conclure, et deux ou trois qu’il rumine. Tout ce qu’il a, tout ce qu’il voit, est, dans son esprit, marchandise. La poésie des localités et des objets matériels, qui couvre d’un vernis religieux les lieux et les choses, et les protège contre le négoce, n’existe pas pour lui. Le clocher de son village ne lui est rien de plus qu’un autre clocher, et, en fait de clocher, pour lui, le plus beau, c’est le plus neuf, le plus fraîchement peint en blanc et en vert. Pour lui, une cascade, c’est de l’eau motrice qui attend sa roue hydraulique, un water-power ; un vieil édifice, c’est une carrière de matériaux, fer, pierres et briques, qu’il exploite sans remords. L’Yankee vendra la maison de son père, comme de vieux habits, vieux galons. Il est dans sa destination de pionnier de ne s’attacher à aucun lieu, à aucun édifice, à aucun objet, à aucune personne, excepté à sa femme, à qui il est indissolublement lié, la nuit et le jour, depuis le moment du mariage jusqu’à ce que la mort l’en sépare.

Au fond de tous les actes de l’Américain il y a donc de l’argent ; derrière chacune de ses paroles, de l’argent. Ce serait cependant se tromper que de croire qu’il ne sache pas s’imposer de sacrifices pécuniaires. Il a même l’habitude des souscriptions et des dons volontaires ; il la pratique sans regrets, plus souvent que nous, et plus largement aussi ; mais sa munificence et ses largesses sont raisonnées et calculées. Ce n’est ni l’enthousiasme ni la passion qui délient les cordons de sa bourse ; ce sont des motifs politiques ou de convenance ; c’est le sens de l’utile, c’est la conscience