Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/750

Cette page a été validée par deux contributeurs.
746
REVUE DES DEUX MONDES.

de la vie, lorsqu’elles les traversent pour arriver à l’ame ? Sébastien Bach est mort aveugle ; mais les regards de Sébastien avaient dépassé les limites de l’horizon. Avant de se révéler à Moïse dans toute sa gloire, Jehova dit au prophète de se voiler la face, car autrement il serait ébloui par la lumière divine et perdrait la vue. Et c’est là, croyez-le bien, un magnifique symbole.

Toutes les voix de louange et d’amour, tous les psaumes de douleur et de lamentation qu’une ame religieuse élève vers Dieu dans son extase ardente, ou laisse s’exhaler en ses momens de tristesse et d’inquiétude, tout cela est dans l’œuvre de Sébastien. Sébastien Bach est le chantre de l’église, comme Albert Dürer en est le peintre. Les moyens dont Jean-Sébastien Bach se servait pour atteindre dans l’exécution à des effets si grandioses, consistaient principalement dans son harmonie divisée, dans l’usage de la pédale obligée, dont si peu connaissent les ressources mystérieuses, dans la manière de traiter les plains-chants et de combiner les registres. Il suffit d’examiner les chorals de Sébastien pour comprendre combien la musique d’église, grâce à la différence qui en sépare les tons de nos modes mineurs et majeurs, prête à des modulations inaccoutumées. Mais nul ne peut se faire une idée juste de l’harmonie divisée, s’il n’a plusieurs fois entendu le jeu de l’orgue. C’est un chœur de cinq voix, chantant toutes dans leur partie et leur étendue naturelles. Essayez sur le clavier un accord en harmonie divisée, et d’après cette épreuve, il vous sera facile de comprendre quel effet puissant doit produire un morceau exécuté tout entier de la sorte, à quatre voix et plus. C’est ainsi que Bach jouait toujours de l’orgue ; et dans l’enthousiasme de l’exécution, il ne se contentait pas de donner avec la pédale de simples tons fondamentaux, il jouait avec ses pieds des mélodies de basse si rapides souvent, que tout autre organiste que lui aurait eu peine à les exécuter avec les cinq doigts de la main. À tout cela, il faut joindre encore le secret merveilleux qu’il avait de réunir les voix de l’orgue et de rassembler les registres ; et telle était l’étrangeté de sa façon d’agir, que bien des organistes s’épouvantaient en le regardant faire. Ils croyaient, les pauvres gens, que de ces voix ainsi combinées devait jaillir la dissonnance, et s’étonnaient ensuite en voyant l’orgue épanouir sa gerbe harmonieuse et semer des sons éclatans et tels qu’eux n’avaient jamais su en éveiller.