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JEAN-SÉBASTIEN.

deux musiciens pressés de courir l’un vers l’autre. Emmanuel, pour arriver plus vite, hâtait le mouvement d’une manière effroyable ; et tu ne disais rien, vieux Bach, toi qui, dans les églises, pour une note chantée à contre-temps, contractais les muscles de ta face et brisais le pupitre du poing ! En ce moment, le père dominait complètement le maître de chapelle. Il s’agit bien de ton et de mesure lorsqu’on revoit son fils après trois ans d’absence ! Quelle musique, eût-elle été cent fois plus rapide, n’eût semblé froide et lente, comparée aux battemens de son cœur ! Le motet continuait toujours. Emmanuel n’y tenait plus. Tout à coup au milieu d’un tutti général, il jette là son bâton, et court embrasser son père. Les musiciens, épuisés par un si rude service, s’arrêtent alors et profitent de l’absence du chef pour reprendre haleine ; mais le roi, qui voulait entendre le motet jusqu’au bout, leur fait signe de ne pas s’interrompre, ramasse le bâton du maître de chapelle, et vient se placer à leur tête avec un sang-froid aussi imperturbable que s’il se fût agi de diriger une armée. Le chœur une fois terminé, Sébastien s’approcha de Frédéric, et s’inclinant avec respect : « Sire, permettez-moi d’abord de vous remercier de votre bienveillance envers nous et de vous féliciter ensuite sur le talent nouveau dont vous venez de faire preuve. Vous avez senti mieux que personne le mouvement de ce morceau. Emmanuel l’avait pris trop vite, il est évident que c’est ainsi qu’il doit être exécuté. » Frédéric, qui tenait beaucoup à son talent de musicien, fut extrêmement flatté des éloges de Bach.

— Le hasard m’a servi, dit-il ; mais lors même que j’aurais échoué, tous devaient ici me savoir gré de ma bonne intention ; je n’ai conduit l’orchestre devant un si grand artiste que pour ne pas priver les assistans du plaisir d’entendre une des plus belles compositions de notre époque. — On voit que ce soir-là Frédéric répondait aux éloges par des complimens.

Après un entretien rapide, pendant lequel il l’interrogea sur divers points de la science, le roi prit Sébastien par la main et le présenta aux dames de la cour. Comme il passait, une vieille duchesse qui se tenait assise au milieu de filles et de nièces, le fit asseoir à ses côtés, et lui rappela son aventure d’Arnstadt, le mémorable office du jour de Pâques ; la digne femme aurait conté bien d’autres histoires, si Frédéric, qui était jaloux de son hôte et le voulait pour lui seul, ne l’eût entraîné dans les salons voisins,