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un monde pour toi seul, et voilà que tu viens d’en atteindre les limites, et que, bien avant de mourir, tu t’arrêtes faute de chemin. Ces hommes enveloppés dans la nature ne se sont pas efforcés d’en sortir ou d’y pénétrer plus profondément qu’on ne le doit. » Alors, vieux alchimiste, tu te serais dit, en te frappant la poitrine : Il est donc vrai, le bonheur existe sur la terre ; et si je suis si malheureux, la faute en est à moi, qui l’ai voulu trouver là où Dieu ne l’a pas mis.

La vie de Sébastien s’écoulait avec calme et sérénité ; aucune passion étrangère n’était venue encore troubler la transparence de cette ame vouée au culte de l’art. Tous les jours recommençait avec l’aurore la double étude de l’orgue et du contrepoint. Ainsi croissait à l’ombre ce jeune et frais arbuste ; ainsi grandissait Sébastien dans la quiétude la plus pure, dans l’obscurité la plus profonde, heureux, quoique ignoré de tous ; car on ne le rencontrait jamais à la promenade, et le dimanche, après l’office, la foule s’écoulait paisiblement par toutes les portes sans chercher à savoir quel était cet ange qui venait de répandre sur elle des torrens de céleste harmonie. Indifférence qui peut paraître étrange de nos jours, et qui pourtant s’explique facilement à une époque où l’étude de l’orgue était tellement répandue, qu’on n’aurait pas trouvé, dans toute l’Allemagne, un si petit village qui n’entretînt au moins un organiste pour le service régulier de son église. Jamais, d’ailleurs, dans ces temps de croyances, l’idée ne venait au peuple de chercher des causes matérielles à des effets puissans qui l’émouvaient jusqu’à lui faire oublier ses travaux et sa misère. Enveloppé comme il l’était dans les liens du fatalisme et de la servitude, il tendait toujours à s’élever, et toute chose qui l’aidait en son essor, il l’acceptait comme venant du ciel, et l’appelait divine. Quand une peinture céleste, quand une auguste et sainte mélodie l’emportait dans le royaume des couleurs ou des sons, c’est Dieu qu’il remerciait, sans s’inquiéter si l’instrument dont il s’était servi pour l’émouvoir s’appelait Dürer ou Sébastien.

Ainsi, depuis deux ans que le jeune organiste d’Arnstadt remplissait assidûment les devoirs de sa charge, nul dans toute la ville n’avait encore songé à s’enquérir de son nom. Sébastien était tout-à-fait inconnu ; mais cette obscurité avait bien ses charmes ; et si le dimanche, en se promenant après l’office, il n’avait pas encore eu la satisfaction de voir ces braves Allemands, tout émus des puissantes