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de se voir orphelin si jeune ; il quitta Eisenach et vint se réfugier chez son frère aîné, Jean-Christophe, organiste à Ordruff. Ce fut de lui qu’il apprit à poser ses doigts sur le clavier, et dès ce moment se développa son aptitude musicale. À peine avait-il en ses mains un morceau que son frère lui donnait à travailler, qu’il en demandait un plus difficile. Les plus célèbres compositeurs de clavecin étaient alors Froberger, Fischer, Johann Casp, Kerl, Pachelbel, Buxtehude, Bruhns, Böhm. Sébastien s’était aperçu que son frère possédait un livre qui renfermait diverses pièces de ces maîtres. Il supplia son frère de lui donner ce livre. Christophe refusa, craignant sans doute, ce qui du reste arriva plus tard, que l’écolier ne dépassât le maître. Mais le désir de la possession grandissant tous les jours, et Sébastien désespérant de jamais obtenir ce précieux trésor, il résolut de s’en emparer. Un jour que son frère était sorti pour remplir les devoirs de sa charge, il pénètre dans son cabinet, et bientôt aperçoit le livre à travers les grillages de la bibliothèque ; il porte la main à la serrure, mais la clé manque, car Jean-Christophe, honnête et digne maître de chapelle, connaît toute la valeur de ses manuscrits et se garde bien de les laisser au pillage de ses élèves. Le pauvre Sébastien jette un dernier regard sur le cahier. Quelle amère douleur de voir tant d’harmonie s’enfouir dans la poussière d’une armoire, tant de notes qui voudraient chanter en plein air rester silencieuses comme de beaux oiseaux en cage ! et plus il fixait les yeux sur ce livre, plus grandissait l’hallucination ; tout un concert tintait à ses oreilles. Cependant l’heure avançait, Jean-Christophe allait rentrer. Lorsque Roméo, averti par la voix de l’alouette, quitta la chambre de sa bien-aimée, il jeta sur elle un regard moins triste et moins baigné de larmes que ne le fut celui de Sébastien lorsque, pour la dernière fois, il contempla le divin manuscrit. Il était déjà sorti du cabinet et s’en allait à pas lents, déplorant le peu de succès de son entreprise ; tout à coup un rayon lumineux le frappe ; il revient, et se place de nouveau devant l’armoire, essayant de glisser ses mains à travers le grillage. Par bonheur les mailles sont assez larges et ses bras assez petits. Il saisit le cahier, le roule, et le tire dehors. Deux jours après, Sébastien était déjà bien embarrassé de son trésor, car il ne pouvait s’en servir qu’en secret : Christophe était toujours là, et du matin au soir ne le quittait pas un instant. La nuit, c’était la même sur-