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Rien n’est curieux comme de lui entendre raconter, avec cet esprit malin et cette verve bouffonne qu’on lui connaît, les tribulations glorieuses du génie en voyage. Sitôt qu’il arrivait le soir dans une auberge, il avait hâte de s’enfermer et de s’étendre dans le meilleur fauteuil de l’endroit, enveloppé de sa bonne robe de chambre, afin de préluder aux voluptés silencieuses d’une joyeuse nuit de sommeil. Dans cette espérance, il oubliait avec délice ses partitions si chères autrefois, et les soins de sa santé, qui lui est plus chère aujourd’hui que toutes ses partitions. Cependant la brise du soir, qui d’abord ne lui apportait que les parfums des résédas de sa fenêtre, se chargeait insensiblement d’harmonie et de vibrations métalliques. C’était un bruit agréable et charmant, fait pour inviter au repos. On eût dit la Muse qui descendait du ciel pour venir bercer son bien-aimé en de mélodieux enchantemens. Mais Rossini ne croit pas à la Muse, il croit plutôt, l’impie, aux sociétés philharmoniques ; et tout à coup, ô terreur ! dans cet air qui l’avait enivré tout-à-l’heure, il reconnaissait en frissonnant quelque motif de Semiramis ou de Guillaume Tell ; c’était la sérénade impitoyable qui le poursuivait jusque dans son sommeil. Que faire alors ? il fallait bien se résigner aux ennuis de la gloire, et venir à son balcon haranguer les pauvres gens qui le complimentaient d’une si bruyante manière. Il leur contait mille choses sur l’art et le progrès auxquels sa vie n’a été qu’un long et douloureux dévouement ; puis, après une bonne heure de considérations sociales, lorsqu’il avait effeuillé sur ses dignes têtes toutes les roses de sa rhétorique, il terminait en comparant les musiciens de génie aux cygnes qui chantent leur plus belle mélodie en mourant, et les congédiait là-dessus, satisfaits et de bonne humeur.

Il paraît que durant ce voyage, il s’est révélé chez Rossini un talent oratoire des plus magnifiques. Au moins ce serait une consolation de voir le génie qui se répandait autrefois en belles notes se répandre désormais en belles paroles. Espérons que le fleuve, pour changer de source, ne perdra rien de sa transparence et de sa limpidité. À la place d’un grand musicien nous aurons un grand orateur, voilà tout. On a remarqué comme dès son premier début dans la carrière l’auteur de Guillaume Tell en a deviné les moindres ruses. En effet, il ne manquait jamais de mettre en émoi l’orgueil patriotique, et d’appeler toutes les vanités locales au secours de son éloquence. À Liège, il a parlé très long-temps de Grétry, ce restaurateur de la musique en France ; à Francfort, il a vaillamment entonné les louanges de Gœthe devant une foule de banquiers et de marchands juifs qui le comprenaient à peine. Il fallait qu’un Italien vînt rappeler à l’ancienne ville impériale son plus beau titre de gloire, qu’elle oublie, ou plutôt qu’elle ignore. Peut-être que lorsque Rossini a demandé la maison où l’auteur de Werther et de Faust a vu la lumière, nul, dans Francfort, n’a pu la désigner. Triste enseignement pour lui ! Qui pourra dire que dans cinquante ans quelqu’un saura encore à Pesaro la casa dans laquelle est né le plus beau génie de notre temps ?

H. W.

F. Buloz.