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à regretter ; loin de là, elle doit se féliciter de ne s’être pas avilie dans la pratique d’un culte impie ; elle doit se glorifier d’avoir conservé la sérénité de sa pensée parmi les idolâtres. En consultant sa mémoire, en interrogeant chacune des journées qui ne sont plus et qui ne peuvent renaître, elle voit que son énergie et son dévouement ne pouvaient aller au-delà, qu’elle a été fidèle selon la mesure de ses facultés, et que l’heure de la retraite a vraiment sonné pour elle. Elle peut jeter sur le passé un regard désolé et gourmander l’orgueil sur les désastres qu’elle contemple ; pour se mêler à la cohue des dévots, il faudrait qu’elle eût perdu toute pudeur.

Le divorce est consommé ; mais à quelles conditions ? Le poète, livré à lui-même, consentira-t-il à voir dans l’ami qu’il a perdu un homme pareil à tous les autres ? S’il le rencontre parmi ses juges, se résignera-t-il à l’écouter sans colère ? Ne craindra-t-il pas à chaque instant que ce confident dont il voulait faire un disciple ne livre le mot d’ordre, et ne révèle les secrets de la royauté qu’il a refusé de servir ? Dans chacune des réflexions présentées par le critique initié n’apercevra-t-il pas le germe d’une trahison ? Ne sera-t-il pas forcé de reconnaître dans les paroles qu’il entendra les pensées qu’autrefois il exprimait lui-même ? Cette perpétuelle comparaison du présent et du passé n’éveillera-t-elle chez lui aucun dépit, aucune impatience ? Ne l’espérez pas. Quel que soit le désintéressement du critique, quels que soient les ménagemens avec lesquels il exprime son avis, le poète se tiendra pour offensé ; il cherchera dans les paroles les plus paisibles une intention injurieuse. Il fera de chaque mot une énigme traîtresse, et se mettra en frais de sagacité pour découvrir sous une syllabe innocente une goutte de poison mortel. Il n’aura pas de repos qu’il n’ait persuadé à la foule obéissante sur laquelle il règne souverainement, qu’il est calomnié, qu’il est puni cruellement de sa confiance, qu’il a livré ses secrets, et qu’il est à la merci d’un ami infidèle. L’éloge même dans la bouche du critique initié, s’il ne s’élève pas jusqu’à l’enthousiasme, jusqu’au délire, s’il se permet seulement quelques réserves, l’éloge est une trahison. J’aimerais mieux, dit le poète irrité, j’aimerais mieux cent fois être attaqué franchement, et savoir à quoi m’en tenir. Ces louanges prudentes sont plus dangereuses qu’une hostilité déclarée. Il y a dans ces restrictions plus de perfidie et de méchanceté que dans le blâme le plus sévère. En me louant avec cette mesure, il se donne un air de supériorité absolument insultant ; il