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dans les annales de l’intelligence humaine. Et qu’on ne dise pas que j’exagère à plaisir, que j’accumule sur la tête d’un seul homme toutes les folies qui se peuvent inventer. Dans tout ce que je raconte, l’imagination ne joue pas le plus petit rôle ; je me souviens et j’écris sous la dictée de ma mémoire. Ceux qui doutent de la vérité de mes paroles, de la fidélité de mon récit, n’ont jamais étudié les développemens de l’orgueil poétique. Ils ne connaissent guère cette maladie de l’ame humaine que par quelques vers du lyrique latin ; s’ils avaient eu l’occasion de voir par eux-mêmes ce que j’ai vu, d’entendre ce que j’ai entendu, ils seraient les premiers à proclamer mon récit incomplet.

Placé dans ce nuage d’encens, que voulez-vous que devienne le poète ? Il a connu la gloire et la popularité, il ne lui reste plus à subir que l’apothéose, il devient dieu. La société lui appartient tout entière ; législation, gouvernement, magistrature, tout relève de son génie. Se mêler au mouvement réel des affaires serait profaner la majesté divine de sa pensée ; mais il se tient prêt à distribuer ses conseils. Réfugié dans son oisiveté clairvoyante comme au fond d’un sanctuaire, il attend que les hommes auxquels est dévolu le soin de renouveler et d’appliquer les lois ouvrent enfin les yeux sur leur néant et leur impuissance, et viennent s’éclairer de son regard ; il attend que le pays, convaincu sans retour de l’insuffisance des institutions qu’il s’est données, accoure auprès de lui pour lui demander un nouveau décalogue. Si le pays se résigne à comprendre qu’il est dans une fausse voie et qu’il a besoin d’un sauveur, le poète transfiguré se résignera courageusement à l’accomplissement de sa mission. Il est bien loin à cette heure des paisibles travaux de l’imagination ; l’art de nouer et de dénouer une fable poétique n’est plus qu’un point à peine perceptible dans le champ immense de son ambition. Émouvoir et charmer, réveiller au fond des cœurs les passions endormies, amener sur les paupières brûlantes des flots de larmes, n’est plus pour lui qu’une gloire secondaire. Il ne consent pas à prendre dans le gouvernement de la société un rôle déterminé par la nature de ses travaux ; il ne reconnaît pas en lui-même le limon commun de l’humanité ; c’est pourquoi le seul rôle qui lui semble digne de lui, le seul qu’il puisse accepter sans déroger, n’est autre que la souveraineté absolue. Ne lui parlez pas de la gloire qui a couronné ses premiers