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LES AMITIÉS LITTÉRAIRES.

Oui, le poète et le critique, lorsqu’ils fondent chacun leur puissance, vivent dans une égalité fraternelle ; et cette égalité fait leur force la plus grande. Le créateur et l’interprète, en s’avouant mutuellement leurs doutes et leurs tâtonnemens, arrivent par une voie plus directe au but qu’ils se proposent, à la gloire et à la clairvoyance. C’est pour avoir méconnu cette vérité incontestable que les poètes d’aujourd’hui ont proféré contre leurs juges des reproches si amers et si injustes ; c’est pour avoir nié comme imaginaire cette fraternité intellectuelle, qu’ils ont prononcé le mot si singulier d’ingratitude. En rétablissant dans leur vrai jour tous les épisodes de la vie littéraire, nous démolissons pièce à pièce l’échafaudage de l’accusation, et la défense se simplifie en se réduisant au rôle unique d’historien.

Nous voici arrivés à l’époque critique de la vie du poète. La lutte est achevée, ou du moins, si elle continue, elle changera de caractère ; la gloire va prendre la place de la douleur. Préparé à son avènement par des combats multipliés, quand il sent la gloire venir à lui, il l’accueille avec une émotion sérieuse. Il comprend que la dignité nouvelle dont il est revêtu lui impose des devoirs nouveaux. Tant qu’il a vécu dans l’obscurité, bien que toutes ses veilles fussent dévouées à l’avenir, bien que chacune des ciselures patientes de sa pensée fût destinée à diviser la lumière en rayons glorieux, cependant la nuit indulgente où ses travaux s’enfouissaient lui laissait la faculté de revenir sur sa première volonté, d’émonder les parties inutiles, d’agrandir, de corriger la première forme de sa pensée ; s’il se trompait, le loisir ne lui manquait pas pour réparer sa faute ; il n’avait pas à craindre qu’une voix importune gourmandât sa maladresse ou son ignorance. Il régnait paisiblement dans son petit domaine, et ne redoutait ni la curiosité ni l’insolence des passans. Si les semences qu’il avait jetées dans les sillons ne rencontraient pas dans le sol assez de sucs nourriciers, si le blé, au lieu de mûrir et d’étendre sur la plaine un tapis doré, s’arrêtait dans sa croissance et ne donnait au moissonneur qu’une paille sans épis, il pouvait se consoler dans l’espérance d’une année meilleure, sans avoir à subir les railleries jalouses. Aujourd’hui la gloire, en le touchant du doigt, a fait de lui un autre homme. L’attention publique va se concentrer sur chacune de ses œuvres. Chacune de ses paroles, une fois prononcée, sera pour lui une occasion de louange