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déterminée, traverse librement l’axe entier de l’imagination humaine. Mais la liberté vagabonde de la réflexion désintéressée doit contempler avec une sollicitude fraternelle l’intelligence du poète penchée sur son œuvre comme l’aigle sur sa proie, et suivre avec dévouement, avec émotion, cette volonté qui s’accomplit.

Cette estimation de la poésie et de la critique pourra sembler singulière aux esprits enthousiastes qui n’admettent pas volontiers la parité de l’inspiration et de la réflexion. Mais ce serait se méprendre singulièrement sur le sens de nos paroles que de nous accuser de prédilection pour la réflexion inactive. Nous savons, aussi bien que personne, la distance qui sépare le génie du savoir ; mais dans la question que nous traitons, il ne s’agit pas de la valeur absolue de ces deux formes de la pensée, il s’agit des services que chacune des deux rend à l’autre ; et, sous ce point de vue, le poète et le critique sont sur un pied d’égalité parfaite.

Convaincus de cette vérité, le poète et le critique vivent ensemble dans une heureuse harmonie. Leur amitié repose sur un mutuel respect, c’est-à-dire sur la mutuelle intelligence des services qu’ils ont reçus et rendus. Alors il n’est pas rare de voir le critique s’interposer entre le poète et la foule, et, profitant de l’intimité dans laquelle il a vécu et continue de vivre avec lui, expliquer aux esprits indifférens ou blasés, hostiles ou ironiques, la pensée qui a présidé à la conception et à l’exécution d’une œuvre poétique. Dans ces occasions, qui se représentent à de fréquens intervalles, le critique ne demande au poète aucune reconnaissance. Il trouve en lui-même ou dans le spectacle des conversions qu’il a produites sa récompense la plus douce. S’il est éloquent, s’il possède l’art de persuader ou de convaincre, s’il sait remuer les passions ou entourer d’une lumineuse évidence le théorème auquel il se dévoue, il s’applaudit de sa puissance et ne songe pas à réclamer un salaire pour les sympathies qu’il enchaîne, pour les colères qu’il apaise, pour les dédains qu’il ramène à la docilité. Si le poète, dans un mouvement de gratitude, comble d’éloges son ami et son interprète, si dans un élan d’enthousiasme il lui promet les plus hautes destinées, le critique, sans révoquer en doute la sincérité des paroles qu’il entend, ne se laisse pourtant pas aveugler. Il sait très bien ce qu’il vaut et ce qu’il peut ; il a mesuré ses forces et son courage, et s’abstient avec une égale persévérance de la fausse modestie et de