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LES AMITIÉS LITTÉRAIRES.

d’ignorance, et c’est pour le réduire à sa juste valeur que j’essaie aujourd’hui de raconter comment naissent, grandissent et meurent les amitiés littéraires. Dans ce récit sommaire, fondé sur de nombreuses expériences, je m’abstiendrai de tous les traits qui pourraient avoir un caractère satirique ; je resterai dans la région des idées générales, et si les épisodes de ce chapitre s’appliquent, avec une littéralité rigoureuse, à plusieurs physionomies contemporaines, ce sera la faute de la vérité, mais non pas la mienne. Je serai franc dans tout ce que je dirai, je n’inventerai rien, je n’essaierai pas de grossir ce que j’ai vu, d’exagérer les confidences que j’ai reçues ; je ne chercherai pas l’effet aux dépens de la fidélité ; j’accomplirai religieusement les devoirs de l’historien, mais je ne serai jamais personnel. J’espère que cette esquisse, envisagée sérieusement comme un document désintéressé, mettra le public à même d’apprécier ce que signifie l’ingratitude littéraire.

Pour n’omettre aucun des points de ce sujet difficile, je prends le poète à son début. Il est seul, ignoré ; il n’a pas encore eu le temps ou la force de se révéler ; il rêve la gloire et ne sait pas s’il l’atteindra. Il cherche dans le champ de la poésie une montagne ou une vallée qui n’ait pas été défrichée ; il parcourt toutes les voies tentées par l’imagination humaine, afin de découvrir quel chemin il doit se frayer, vers quel but il doit diriger ses efforts. Il se promène autour des traditions consacrées comme un soldat autour des murailles d’une place ennemie pour surprendre une pierre ébranlée, un pan de rempart chancelant, et arrêter dans sa pensée par où il fera brèche et pénétrera dans la place. Car il aspire au titre de novateur. Plus tard, peut-être, il comprendra que la nouveauté n’est pas la garantie la plus sûre de la durée ; plus tard il mesurera la distance qui sépare l’invention de la singularité ; mais aujourd’hui le loisir et la réflexion lui manquent pour discerner la beauté de la nouveauté ; il veut appeler sur son nom l’attention publique, et le moyen le plus rapide pour atteindre ce but lui semble naturellement le meilleur moyen. Plein de confiance dans sa jeunesse, dans la sève exubérante de ses pensées, il construit à la hâte une poétique hardie qui contredit formellement les idées de la foule, mais qu’il espère défendre glorieusement en multipliant ses ouvrages comme autant de sorties contre l’ennemi. Quel que soit son courage, quel que soit son génie, qu’il ait projeté à priori