pensée propre. S’il s’agit d’un roman ou d’un poète qu’on a mis en circulation le premier, on est plus chatouilleux encore : ces parrains-là ne haïssent pas le soupçon malin et ne le démentent qu’à demi. Même sans cela, à force d’entendre unir son nom à la louange ou à la critique de l’œuvre, on l’adopte plus étroitement. On m’a, s’il m’en souvient, tant jeté à la tête Ronsard, que j’ai de la peine à ne pas dire mon Ronsard. On est flatté d’ailleurs d’avoir porté le premier une bonne nouvelle, et même une mauvaise. Le bon Adry, faute d’y entendre malice, s’embarrasse donc bien gratuitement de ce mot de Segrais, ma Zayde. Huet est assez formel à ce sujet dans ses Origines de Caën ; il l’est encore plus dans son Commentaire latin sur lui-même : « Des gens mal informés, y dit-il, ont pris pour une injure que j’aurais voulu causer à la renommée de Segrais ce que j’ai écrit dans les Origines de Caën ; mais je puis attester le fait sur la foi de mes propres yeux et d’après nombre de lettres de Mme de La Fayette elle-même ; car elle m’envoyait chaque partie de cet ouvrage successivement, au fur et à mesure de la composition, et me les faisait lire et revoir. » Enfin Mme de La Fayette disait souvent à Huet qui avait mis en tête de Zayde son traité de l’Origine des Romans : « Savez-vous que nous avons marié nos enfans ensemble ? »
Il est vrai qu’après tout, le genre de Zayde ne diffère pas si notablement de celui des nouvelles de Segrais, qu’on n’ait pu dans le temps prendre le change. Zayde est encore dans l’ancien et pur genre romanesque, quoiqu’elle en soit le plus fin joyau ; et si la réforme y commence, c’est uniquement dans les détails et la suite du récit, dans la manière de dire plutôt que dans la conception même. Zayde tient en quelque sorte un milieu entre l’Astrée et les romans de l’abbé Prévost, et fait la chaîne de l’une aux autres. Ce sont également des passions extraordinaires et subites, des ressemblances incroyables de visage, des méprises prolongées et pleines d’aventures, des résolutions formées sur un portrait ou un bracelet entrevus. Ces amans malheureux quittent la cour pour des déserts horribles, où ils ne manquent de rien ; ils passent les après-dînées dans les bois, contant aux rochers leur martyre, et ils rentrent dans les galeries de leurs maisons, où se voient toutes sortes de peintures. Ils rencontrent à l’improviste sur le bord de la mer des princesses infortunées, étendues et