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besoin qu’ils en ont, des dieux politiques, comme ceux-ci des lords et des barons. C’est ainsi que se forma, en moins de rien, cette cohue olympienne dans laquelle se coudoient Jupiter, Brama et Osiris. Dès le temps de Virgile, les cieux étaient pleins de ces ombres qui traînaient leur éternité défunte dans les ruines du firmament de Saturne. De toutes parts, de l’Orient et du Sud, les dieux morts arrivaient dans la grande Josaphat de la Rome impériale pour entendre à la fois le jugement du Christ nouveau-né : Retirez-vous, maudits !

Il résulte de là que l’état romain, se développant incessamment dans les limites et les conditions du monde matériel, tandis que le monde idéal (celui des croyances) suivait un progrès tout contraire, la faible concordance qui existait à l’origine de l’un et de l’autre ne devait pas tarder à être rompue. Sous César, l’univers matériel présentait, comme il a été remarqué ailleurs, des conditions très épiques. Mais le système de la théodicée païenne était dès-lors aussi impuissant à le comprendre qu’à le régir. Les grands dieux étaient devenus trop petits pour suffire à l’administration du monde romain. L’humanité avait grandi, Jupiter auprès d’elle était un nain. En un mot, il y avait une sorte d’unité dans l’établissement humain, et une anarchie absolue dans l’établissement céleste, c’est-à-dire tout le contraire de l’équilibre nécessaire à un art novateur. De plus, dans la lutte déjà flagrante entre la civilisation antique et les hommes du Nord, les dieux de Rome, épuisés et vieillis sous leur pourpre, n’auraient pas eu facilement raison des dieux barbares sous le frêne sacré. Les premiers ne pouvaient plus résoudre les difficultés où le monde était plongé. Lequel eût cédé la place à l’autre ? Odin ou Jupiter ? Il était temps que le Christ parût pour les concilier l’un et l’autre.

Par tout ce qui précède, on peut se faire une idée des difficultés au milieu desquelles était plongé le poète romain. Il n’avait pour lui ni le peuple ni les dieux ; il fallait qu’il pût dire à chaque instant du jour comme Médée : Moi seul, et c’est assez. Aussi, Nœvius, Ennius, malgré tous leurs efforts pour imiter Homère, ne furent-ils que des chroniqueurs en vers, ou ce que l’on appelait des cycliques. L’art romain était un ange tombé de la sphère idéale des Grecs dans la Sodome impériale. Le poème y fut de bonne heure asservi à l’histoire, d’où il semble que la poésie latine, abandonnée