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POÈTES ÉPIQUES.

heure comme une invention arbitraire qui pouvait être ou n’être pas plus propre à orner le mensonge que la vérité, et faite surtout pour l’amusement des patriciens. Chez les Grecs, elle avait été religion, culte et dogme tout ensemble. Elle était pour eux plus vraie que l’histoire ; et c’est même là tout le système d’Aristote. Chez les Romains, rien de cela. La poésie est fiction, fable, mensonge ; c’est devenu un grand mérite que de savoir s’en défier. De là, quand Tite-Live transcrit Ennius, il se garde bien de le citer ; il croirait, en le faisant, manquer à la dignité de la tradition. En un mot le divorce entre la poésie et la réalité s’est accompli par les Romains. Le monde idéal et le monde réel, réunis jusque-là dans les lyriques orientaux, dans les prophètes hébreux, dans les hymnes orphiques, dans les rhapsodes ioniens, sont désormais, séparés ; ils ne se confondront plus. Le poète n’est plus le guide des peuples. Il a perdu une à une toutes ses couronnes, hors la couronne des songes. Il n’est plus ni législateur, ni prêtre, ni historien. Il est devenu on ne sait quoi, une espèce de fou de cour fait pour divertir, après le lion muselé du cirque, l’univers devenu vieux.

D’après ce qui a été dit plus haut, il est également manifeste que l’art romain devait nécessairement adopter pour loi suprême la loi d’imitation. C’était la règle à laquelle il était soumis en naissant. Ses formes lui étaient imposées en même temps que la théodicée et la cosmogonie des Grecs. Un même système religieux ne pouvait pas produire deux systèmes d’art différens ; et les dieux helléniques une fois reconnus, la conséquence était de donner à l’Iliade et à l’Odyssée presque la même importance sociale dans Athènes et dans Rome. Tout se tient dans la poétique païenne, même lorsque tout semble s’y contredire. Depuis le grammairien jusqu’au père des dieux, tout s’engendre l’un de l’autre ; tout s’appuie l’un sur l’autre ; Terentianus sur Horace, Horace sur Aristote, Aristote sur Homère, Homère sur Jupiter. Pour changer la forme de l’art, il fallait changer les dieux, et il n’y avait que le Christ qui pût déshériter Homère. De là, quand les critiques modernes ont tenté de rétablir telle quelle la théorie d’imitation, ils ont fait une règle générale de ce qui avait été un cas particulier à l’établissement des Romains. Ce sophisme a son nom dans les écoles.