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pée de l’esclave dans la prison, du serf sur la glèbe, du débiteur entre les mains du créancier, du plébéien sur le mont Aventin. Jusqu’à l’établissement du tribunat, la plèbe romaine fut en quelque sorte muette ; c’est là son caractère dans la loi et dans l’art. Il ne faut pas le lui ôter. Pour créer un poème héroïque, il lui manquait bien plus que le génie de la poésie et de l’art instinctif ; il lui manquait la libre possession d’elle-même. Sa langue était liée, car l’épopée nationale a toujours été l’expression idéale de l’indépendance et de la personnalité conquise, non celle de la servitude consentie ou disputée. C’est, à mon avis, une contradiction insupportable que de réduire, d’une part, presque à rien le droit et la personnalité morale de la population plébéienne dans les premiers temps de Rome, et de l’autre, d’attribuer à cette espèce de paria ou d’outlaw, ce qui est dans un peuple le produit le plus manifeste du sentiment exalté de l’existence, je veux dire, le poème héroïque et épique ; et cette contradiction, à la vérité, d’un ordre purement philosophique, se trouvant jointe à celles qui naissent, en foule, du fond même des choses, des circonstances de la langue, de l’histoire, et du concours entier des faits, m’empêche de donner la moindre créance à l’hypothèse d’une épopée idéale dans les quatre premiers siècles de Rome.

Ces principes posés, il est aisé de voir comment ils ont été confirmés par la poétique des Romains. Le vice que l’on découvre dans leurs origines se perpétue pour eux à travers toutes les époques. Ce qu’ils n’ont point eu dans les âges barbares, ils ne le possèdent pas davantage dans les âges les plus cultivés. Le poème héroïque n’étant que le développement continu des formes indigènes et spontanées dans l’art, aucune science, aucun mécanisme n’a pu suppléer pour eux ces formes qui leur manquaient ; le défaut d’une Énéide populaire, dans les premiers temps de Rome, devait entraîner tôt ou tard, pour résultat, la forme empruntée et abstraite de l’Énéide du siècle d’Auguste. Ce fut là ce qui, à la fin, poussa Virgile au désespoir. Comme son héros, il sentit qu’il n’avait embrassé qu’une ombre.

Une conséquence qui tient de près à celle-là, est l’idée que les Romains en général se formaient du but de la poésie. De ce qu’elle n’avait point été chez eux l’expression consacrée des croyances populaires et nationales, il s’ensuit qu’ils la considérèrent de bonne