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GABRIEL NAUDÉ.

bien que mal, l’honneur de la maison, comme Caleb dans la Fiancée de Lammermoor. Lorsque Lamothe-le-Vayer partageait ainsi la table de Gassendi et de Naudé, le repas, pour être plus cérémonieux, n’en devenait pas plus animé. C’était plutôt une débauche philosophique qu’une débauche réelle ; des choses fort hardies pour le temps s’y disaient comme par tradition de Melanchton et de Bèze, et on allait souvent fort près du sanctuaire[1]. Guy-Patin, impie en son langage et soutenu par les boutades inconséquentes et sans suite de Lamothe, lançait continuellement de vives attaques, qu’avaient peine à réprimer la modération de Gassendi et le caractère facile et un peu faible de Naudé. Le cynique Guy-Patin, qui se ménageait en public, et qui se déboutonnait en fait d’opinions, comme M. de Buffon en fait de style, lorsqu’il était chez lui, apportait là tout ce qu’il avait amassé de fiel contre le clergé. « Les sages voyageurs, dit-il, ne se moquent des chiens du village qu’après qu’ils en sont éloignés et qu’ils ne peuvent plus en être mordus. » Aussi, à Gentilly, sa haine presque voltairienne se déployait à l’aise et contre la moinerie, comme il dit, et contre les cardinaux, qu’il définit volontiers, animal rubrum, callidum, rapax, capax et vorax, omnium beneficiorum. Après la Bible, le livre qu’il admire le plus, ce sont les institutions de Calvin. Là-dessus Naudé, que Patin se vantait pourtant d’avoir déniaisé, se récriait fortement. Il appelait Luther un moine défroqué, et Calvin l’opprobre du monde. Il rejetait sur les actions des hommes le doute hardi que Patin professait en matière de religion, et il avançait, malgré les sarcasmes de son ami, que « l’office de notre esprit est de respecter l’histoire ecclésiastique et de toujours douter de la civile. » Naudé, d’ailleurs, vacillant en ses convictions et comme un peu tremblant à la base, n’était que trop souvent entraîné à applaudir aux sorties âcres et mordantes de Guy-Patin, et aux vaines déclamations de Lamothe-le-Vayer dans ses jours de mauvaise humeur.

Il ne faudrait pas croire pourtant que la conversation ne roulât que sur une ironie religieuse, à coup sûr nuisible en des matières qui appellent toute la sévère austérité de l’intelligence. La philosophie, la science, l’érudition, étaient tour à tour en jeu, et, par une bizarrerie assez singulière, non-seulement on employait, dans ces réunions, ces maximes d’état, ce jargon politique et diplomatique auquel, ainsi que l’a fort bien dit M. Sainte-Beuve[2], le règne de Richelieu avait donné cours, mais encore on y causait beaucoup guerre, bataille et stratégie. Je ne sais si l’on doit

  1. Lettres choisies de Guy-Patin, tom. i, pag. 30.
  2. Portraits littéraires, tom. i. Au tome ii, dans l’article Béranger, il est fort bien montré aussi comment l’illustre poète tient quelques-unes de ses allures franches des traditions de l’école de Guy-Patin et de Gassendi.