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GABRIEL NAUDÉ.

qu’il ne pouvait que jeter de la poudre sur l’écriture de ces deux grands hommes. Je crois cependant que pour mettre sa philosophie âcre et chagrine au niveau du scepticisme rieur et modéré, bien que caustique, de ses célèbres convives, il lui était besoin, comme excitant, de quelques verres d’un vin généreux. Mais de quoi parlait-on au milieu de ce petit comité philosophique, réuni le soir autour du foyer, tisonnant à l’aise, abondant en paroles et en causeries animées, comme de vieux propriétaires qui causent de maisons qu’ils bâtissent ou de plantations qu’ils surveillent ? C’est ce qu’il sera facile de deviner, quand nous aurons rappelé ce qu’étaient Naudé, Gassendi et Patin, ainsi que les quelques amis plus rares qui se mêlaient çà et là à leurs réunions.

Gassendi, l’homme à coup sûr le plus remarquable de ce cercle philosophique, et un peu plus âgé que ses deux amis, avait embrassé de bonne heure l’état ecclésiastique. Après de beaux succès dans le professorat, il voulut se consacrer exclusivement à la philosophie. Esprit érudit et critique, plus capable de réhabiliter un système vieilli ou d’en développer l’essence, que de tirer de ses propres conceptions une large théorie, Gassendi essaya de reconstituer les opinions d’Épicure. Venger un écrivain méconnu, montrer qu’il n’avait pas prêché une morale impie et corrompue, c’était un but digne d’une ame généreuse. Mais Gassendi ne voulut pas s’en tenir là ; il tenta de réduire en doctrine et de ramener sur la scène cette philosophie vieillie, de lui faire traverser les siècles par-dessus le christianisme, et de l’implanter tant bien que mal sur le sol de la science moderne ; il voulut enfin, chose conséquente, placer la morale d’Épicure à côté de l’empirisme que venait de fonder Bacon. Ce n’est pas qu’il ne prenne ses précautions ; car, sur le titre même de son livre, il déclare n’adopter du philosophe ancien que ce qui rentre dans les idées catholiques. Mais il a beau faire, il a beau écrire à Campanella qu’il se souvient du sceau qui lui a été imprimé au baptême, sa foi, ainsi que l’a dit M. Cousin, n’est qu’une réserve ou une habitude. Admirateur de Hobbes, qui renouvelait Démocrite, Gassendi tient au monde ancien par Épicure, au monde nouveau par Bacon ; il a, à le bien prendre, fondé le sensualisme moderne, car il ne reconnaît en dernière analyse que des sources externes, que des phénomènes sensitifs pour principes de nos connaissances. Peu lui importe l’unité de l’être et son activité qu’il est accusé d’anéantir. Qu’on lui dise qu’autre chose est la passivité sensible, autre chose la volonté agissante et libre ; qu’on objecte encore qu’il n’y a pas d’individualité dans un être fictif qui se transformerait en des sensations successives, cela ne l’empêchera pas de poser un système dont la conséquence a été déduite avant Locke, puisque Gabriel Naudé dit en propres termes : « Les